De l’individualisme en milieu militant

Bernard Legros vient de publier avec Jean Cornil, La pertinence de l’escargot. En route vers la décroissance !, éd. Sang de la Terre, 2013.
Éléments pour une anthropologie du néo-activisme
« Tout se passe comme si l’homme moderne, ayant renoncé à diriger son histoire collective (l’ère des révolutions politiques semble close et personne ne croit plus à un changement social voulu), avait réinvesti son potentiel de volonté dans le champ exclusif de l’histoire personnelle. » (1)
« L’individualisme contemporain met en avant l’“indépendance”, c’est-à-dire le rejet de toute norme, contraintes et autres devoirs extérieurs à lui-même. » (2)
« Aux yeux d’un libéral, tous les comportements humains sont également légitimes, dès lors qu’ils ne “nuisent pas à autrui”. » (3)
Dans la tourmente de la modernité tardive, il paraît impossible de discerner le « bon » fil à partir duquel toute la pelote se déroulerait, éclaircissant quelque peu les ténèbres de notre futur à moyen terme. Pour les marxistes, il faut toujours agir sur l’infrastructure économique pour changer les rapports de production en faveur des travailleurs et les faire sortir de l’aliénation. Pour les néo-capitalistes, il faut désormais – épuisement des ressources et crise climatique obligent – « verdir » les procès économiques, et tout ira ensuite pour le mieux (de leurs profits). Pour le mouvement anti-industriel, il faut précisément d’abord sortir de l’industrialisme avant d’envisager tout progrès social et toute protection de la nature. Pour les anarchistes, il faut abolir toutes les hiérarchies pour aller vers une démocratie réelle et directe de communes autogérées. Pour le mouvement de la décroissance, il faut d’urgence choisir l’antiproductivisme, tant pour des raisons sociales qu’écologiques. Certainement tous ont-il raison à des degrés divers (sauf les néo-capitalistes !). Dans cet article, je voudrais tirer un autre fil : l’épineuse question de l’individualisme, la doctrine qui sous-tend depuis plus de deux-cent ans l’économie de marché, les droits de l’homme et la démocratie. Voilà une conquête des Lumières que l’on voudrait irréversible, néanmoins devenue délicate à envisager dans une humanité forte de sept milliards d’âmes (et surtout de corps !) qui aspirent majoritairement à prendre le train de vie occidental pourtant non généralisable, tant en raison de la dusnomia (désordre dans les règles du vivre-ensemble) que de la dusphusia (dérèglement non naturel de la nature dans laquelle nous sommes insérés) qu’il implique. Ce texte étant un brin pamphlétaire, il vaut mieux avertir le lecteur. Primo, je ne prétends donner aucune leçon à la Périphérie (i.e. le « Sud global »). Je suis bien trop outré de l’arrogance du Centre (i.e. l’Occident) et conscient de sa responsabilité historique. Secundo, mon propos est à la fois descriptif et normatif, balance entre psychologie, sociologie, anthropologie et philosophie morale. Muni d’outils théoriques, je me suis également appuyé sur des observations in vivo dans les nombreux groupes militants que j’ai fréquenté depuis une vingtaine d’années. Si l’on peut tomber d’accord pour constater que nous sommes passés, dans la société, d’un modèle industriel à un modèle identitaire depuis une quarantaine d’années (4)– c’est l’aspect descriptif –, on est par contre aussi en droit de s’inquiéter des dérives de ce nouveau paradigme et de proposer des alternatives – c’est l’aspect normatif.

Bernard Legros et Jean Cornil
Devenu un préjugé de notre culture, profondément ancré dans notre imaginaire collectif, l’individualisme appelle (au moins) deux interrogations. D’abord celle du décalage entre son essence, conçue au Siècle des Lumières, et la forme qu’il a prise aujourd’hui. Les philosophes du XVIIIème siècle espéraient que l’individuation permettrait aux hommes de s’affranchir des tutelles de l’Église, de la monarchie et de la tradition, qui avaient été causes de guerres et d’injustices. Ils n’avaient pas prévu que ce beau programme, à savoir atteindre l’autonomie de la pensée, déboucherait sur l’atomisation (5) caractéristique de notre époque, remarquablement pressentie par Tocqueville quand il observait la démocratie américaine au début du XIXème siècle. Hobbes, qui redoutait la « guerre de tous contre tous », voulait l’exorciser par la toute-puissance du Léviathan. Entre-temps, celui-ci, l’État, s’est allié aux capitalistes pour asservir les peuples aux lois du marché, donc nous a ramené à la guerre de tous contre tous. Ensuite, comme l’écologie, l’individualisme se décline de diverses manières. Celui des démocraties modernes peut être qualifié de libéral, méritocratique et consumériste. Est-il imaginable de le voir se perpétuer au cours de ce siècle ? Le cas échéant, il ne laisserait aucune chance aux écosystèmes de se régénérer et aux êtres humains de vivre ensemble plus harmonieusement. Bref, l’omniprésent individualisme irrigue tous les rapports des sociétés marchandes. On le retrouve autant chez le cadre sup’ « overbooké » que chez le chômeur de longue durée, chez le petit indépendant que chez le fonctionnaire, chez les jeunes que chez les aînés, chez les hommes que les femmes, toutes classes sociales confondues (6). Il y aurait de quoi désespérer. Heureusement, il y a le milieu des militants, indignés, libertaires, objecteurs de croissance et autres anti-systèmes… croirait-on. D’aucuns pourraient supposer que là-bas, on chercherait passionnément à recréer d’autres relations humaines qui rompent avec le modèle libéral de l’individu délié et auto-construit. Il suffit de fréquenter quelques-unes de leurs réunions pour rapidement déchanter. L’individualisme, mais aussi l’égocentrisme, l’égotisme et le nombrilisme y sont largement représentés, sans que cela ne semble poser de problème de conscience à quiconque, comme si l’on avait affaire à une donnée indépassable, un socle bien commode qui apporte des avantages dont on ne voudrait plus se passer. Certains, en quête parfois désespérée de reconnaissance, viennent y chercher une tribune pour épancher leur mal-être existentiel, exprimer leurs frustrations et soigner leurs complexes. Là au moins, pensent-ils, on peut ouvrir les vannes sans crainte de représailles administratives, judiciaires ou physiques. Brimé par son employeur, son contrôleur des impôts ou/et son/sa conjoint/e, voire par le système tout entier, on va enfin pouvoir compenser et se défouler chez les militants ! Et ils ne s’en privent pas, comme lors des assemblées générales d’Indignés au printemps 2011 : étaient fréquents les coups de gueule contre ceux que l’on soupçonnait de vouloir « prendre le pouvoir », alors qu’ils tentaient simplement d’organiser au mieux le déroulement de ladite assemblée, ce qui n’était pas une mince affaire ! Sur la place de Moscou à Bruxelles, un panneau à l’entrée signalait que les politiques, les syndicalistes et les militants (eh oui, même eux !) n’étaient pas les bienvenus, suppose-t-on par crainte de la « récupération », obsession des group(uscul)es auto-constitués à tendance libertaire qui veulent réinventer la roue dans leur coin. Sans tomber dans l’hystérie DSM, on décèle chez un certain nombre de militants des organisations psychiques typées, parfois pathologiques, parmi lesquelles la paranoïa et la psycho-rigidité se taillent une place de choix, ainsi que des formes plus ou moins larvées de dépression. La formule désormais classique « je vais prendre mes distances avec le groupe/mouvement/parti pendant un certain temps » en est le signe (7).
Que signifie aujourd’hui « militer » ? C’est, pour beaucoup, se mouvoir et communiquer dans le réseau virtuel de la Toile, où on entre et d’où on ressort librement. Chez le néo-activiste (8), l’hyper-connectivité a affaibli le sens de l’engagement dans la durée. S’il ne s’agit que de réseaux virtuels, c’est déplorable mais ce n’est finalement pas très grave. Les choses se compliquent lorsque ceux-ci servent de moyen de communication à des groupes réels – là où les gens se rencontrent physiquement. Alors, les règles du jeu ne sont plus les mêmes. C’est lors des réunions que l’on prend les décisions démocratiquement, pas sur le web. Pourtant, tout le monde connaît ces cyber-militants dilettantes qui se contentent d’envoyer des courriels sur la liste de diffusion, soit pour donner leur avis, soit, dans le pire des cas, pour s’opposer à un consensus établi lors d’une réunion à laquelle ils n’ont pas participé. Dans un groupe réel, on s’engage – librement, rappelons-le – pour une cause, mais plus immédiatement vis-à-vis d’autres personnes. Il n’est évidemment pas question de retenir quelqu’un contre son gré, ce qui est le propre des sectes. Mais le néo-activiste devrait être conscient que les autres membres du groupe ont peut-être des attentes légitimes suite à sa décision de s’impliquer, bref, qu’ils comptent sur lui. Au début, la solidarité est fusionnelle, c’est-à-dire qu’elle est fondée sur une communauté de convictions. C’est seulement dans un second temps qu’elle peut éventuellement devenir affective, lorsque les membres sont solidaires parce qu’ils se connaissent et ont vécu les mêmes expériences. Certains néo-activistes pressés veulent directement sauter à la seconde étape, d’où leur forte demande de marques d’estime, voire d’affection (être chaleureusement accueillis, mis en valeur, questionnés sur leurs motivations, etc.) à leur première réunion. On en revient ainsi inconsciemment au mode de fonctionnement des sectes.
Tout groupe militant attire, par définition, des fortes personnalités, et c’est tant mieux. Mais ne peut-on être une forte personnalité tout en se sentant lié à ses compagnons de lutte? Pourquoi mettre en avant à chaque occasion son sacro-saint quant-à-soi, son indépendance, sa souveraineté individuelle, sa liberté de choix, son autonomie de pensée (sic), son droit de retrait, et même son droit au dilettantisme (!), comme une ex-membre du Mouvement politique des objecteurs de croissance le revendiqua devant moi ? L’idéologie néolibérale nous répète que nos désirs priment tout le reste et doivent être le moteur exclusif de nos actions (quand ce ne sont pas plus vulgairement nos humeurs ou nos pulsions), que notre épanouissement dans l’hédonisme et notre « développement personnel » sont des objectifs prioritaires, que toute forme d’autorité autre que technocratique et « experte » est à rejeter, ainsi que toute forme de contrôle social, du plus imposant (celui de l’État) au plus simple (celui de l’association libre et informelle). Le néolibéralisme produit la « désagrégation de l’humanité en monades dont chacune a un principe de vie particulier. » (9) Le sentiment, jadis répandu, de « devenir soi-même en faisant ce que la société attend » (10) s’est étiolé. Ainsi, l’un/e, en désaccord, quitte l’assemblée au milieu des débats avec un geste théâtral ; l’autre refuse de participer à un vote ; un/e troisième n’attend pas son tour de parole pour asséner ses objections pénibles (11) ou ses « opinions » ; d’autres encore crient à la non-légitimité de telle ou telle décision, etc. Au nom de la démocratie, des nouveaux arrivés, inconnus au bataillon, revendiquent dès leur première réunion le même pouvoir d’influence et de décision que les plus anciens… bien souvent pour ne plus jamais réapparaître par la suite et aller « consommer » un autre groupe où ils reproduiront les mêmes comportements, et ainsi de suite… Le néo-activiste est un butineur, mais un butineur bien souvent incapable de polliniser ; il prend davantage qu’il n’apporte et oublie de s’insérer dans le cycle du don ; il a toujours « d’autres fers au feu » comme bonne raison de s’absenter des réunions ou des actions ; il n’écoute pas, il parle. Le néo-activiste est un Narcisse (12).
L’essayiste Sophie Heine prétend refonder le combat à gauche sur les valeurs individualistes, à rebours de cent-cinquante ans de luttes collectives qui ne « marcheraient plus » dans le contexte de la post-modernité (13). À supposer que cela soit possible (et souhaitable), son projet ne vide pas le problème délicat du « passager clandestin » (free rider) : laisser une minorité d’actifs travailler, faire des efforts et prendre des risques personnels pour ensuite profiter facilement des bénéfices obtenus par eux, phénomène notamment répandu lors des grèves. D’où il s’ensuit qu’être passager clandestin dans une dissociété libérale (14) est un choix rationnel. Est-il possible de sortir un jour de cette configuration infernale ? Le sentiment de spoliation et d’inéquité chez les militants réellement engagés n’est-il pas juste ? Il est devenu presque impossible d’affirmer, sans aussitôt prendre une volée de bois vert, qu’un groupe résistant vit de l’abnégation de tous ses membres, pas seulement du plaisir ou de l’intérêt propre qu’ils en retirent. De même, les termes effort, devoir, fidélité, fiabilité, loyauté, morale, renoncement, modestie, vertu, honneur (ne parlons même pas de sacrifice !) sont devenus des gros mots partout, à forte teneur liberticide voire crypto-fasciste, y compris chez ceux qui se targuent de vouloir changer le monde en oubliant de se changer d’abord eux-mêmes. Pourtant, si le néo-activiste ne remet pas en question sa culture individualiste – « je fais ce que je veux sans rendre de comptes à personne » –, ou libérale-libertaire, comme dirait Jean-Claude Michéa, nous ne risquons pas de bâtir un monde différent qui nous permette de bien vivre ensemble, sans sacrifier notre individualité. Si nous n’aplanissons pas, dans une certaine mesure, nos petites différences individuelles – plus ou moins réelles, plus ou moins fantasmées –, nous ne risquons pas de refaire du collectif, pas plus que si nous ne redéfinissons pas ensemble les critères de la « vie bonne » que le libéralisme avait cantonnés à la sphère privée. Nous, petits-bourgeois de la classe moyenne, estimons avoir encore trop à perdre à nous engager. Alain Accardo nous désigne une voie : la socioanalyse, qui nous permettra de débusquer dans notre psychisme les multiples liens qui nous relient aux modes de vie capitalistes (15). Peut-être la situation n’est-elle pas encore devenue assez tragique pour nous pousser les uns vers les autres. Quand nous sommes en désaccord ou en conflit, nous avons toujours la possibilité de nous réfugier dans notre cocon, pour l’instant. La mégamachine (économique, technique, administrative) continue à prendre le relais de nos relations sociales boiteuses, jusqu’au moment où elle montrera des signes de faiblesse, prolégomènes de l’effondrement. À ce moment, nous n’aurons toujours pas anticipé et il faudra improviser à la hâte. En serons-nous capables ? Certains devancent les autres en se lançant dans des robinsonnades survivalistes. On doit certes critiquer leur individualisme forcené (mais qui, chez eux, est assumé) ; toutefois, il est piquant de les voir condamnés aussi par d’autres individualistes honteux qui ne sont pas prêts eux-mêmes à opérer une soustraction de jouissance personnelle au profit de l’œuvre commune. Si altruisme et égoïsme coexistent au sein de la psyché, on constatera avec désarroi que le second semble aujourd’hui l’emporter. J’ai souvent entendu l’argument empreint de réalisme et de tolérance : « il faut prendre les gens tels qu’ils sont, pas tels qu’on voudrait qu’ils soient ». Justement, les gens tels qu’ils sont aujourd’hui font sérieusement douter qu’un activisme humainement équitable et politiquement efficace ait un avenir. Si d’aventure tous les arguments critiques de l’individualisme contemporain devaient être balayés, il resterait quand-même cette sempiternelle question : comment régler pacifiquement et démocratiquement le problème des free riders ? (cf. supra). Pour que militer ne soit plus synonyme de « pigeonner ou être pigeon »… Plus fondamentalement, quelles seront désormais les conditions du changement social ? Est-il simplement envisageable avant que ne surviennent les grandes catastrophes ? Nous devons bien poursuivre « la résistance aux effets psychologiques et culturels humainement dévastateurs de la logique libérale » (16), mais le désespoir guette…
Bernard Legros. Enseignant.
(1) Christian Godin, La haine de la nature, éd. Champ Vallon, 2012, p. 66.
(2) Eric Deschavanne in Sébastien Charles & Pierre-Henri Tavoillot (dir.), Qu’est-ce qu’une société d’individus ?, éd. Liber, 2007, p. 65.
(3) Jean-Claude Michéa, La double pensée. Retour sur la question libérale, éd. Flammarion/Champs, 2008, p. 256.
(4) Guy Bajoit, Le changement social. Approche sociologique des sociétés occidentales contemporaines, éd. Armand Colin, 2003, pp. 63 et ss.
(5) Alain Caillé parlerait de parcellitarisme. Voir également Michel Weber, De quelle révolution avons-nous besoin ?, éd. Sang de la Terre, 2013.
(6) Seule une frange des populations allochtones – l’ancienne génération, en gros – paraît encore y échapper, mais pour combien de temps ? L’appel pressant du consumérisme devrait tôt ou tard avoir raison de leurs liens de solidarité, par le truchement de la jeune génération.
(7) Bien sûr, certaines défections sont dues à des raisons indépendantes de la volonté des agents (maladie, accident, deuil, perte d’emploi, etc.).
(8) Le préfixe « néo » pourrait laisser croire que les activistes en question n’appartiennent qu’aux jeunes générations. Hélas, ce syndrome touche aussi les aînés, qui ont pourtant été élevés avec d’autres valeurs…
(9) Jean-Claude Michéa, Les mystères de la gauche. De l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, éd. Climats, 2013, p. 41.
(10) Guy Bajoit, op. cit., p.121.
(11) Une objection pénible est celle qui brise l’élan politique, précise Michel Lepesant in Politique(s) de la décroissance. Propositions pour Penser et Faire la Transition, éd. Utopia, 2013.
(12) Christopher Lasch, La culture du narcissisme, éd. Climats, 2000, pp. 62-85.
(13) Cf. Sophie Heine, Pour un individualisme de gauche, éd. JC Lattès, 2013.
(14) Cf. Jacques Généreux, La dissociété, éd. du Seuil, 2006.
(15) Cf. Alain Accardo, Le petit-bourgeois gentilhomme. Sur les prétentions hégémoniques des classes moyennes, éd. Agone, 2009.
(16) Jean-Claude Michéa in Revue du MAUSS « L’homme est-il un animal sympathique ? Le contr’Hobbes », éd. La Découverte, n° 31, premier semestre 2008, p. 301.
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