Les SEL à l’heure d’un nouveau souffle ? Claude Le Guerrannic
Voilà maintenant 15 ans que les premiers SEL ont vu le jour en France, il en existe plus de 400 sur tout le territoire, mais à l’heure de la crise économique mondiale, le moment n’est-il pas venu pour les SEL de redéfinir leurs objectifs et de redéployer une nouvelle ambition ?
Dans cet article je soumets différentes problématiques autour de l’existence des SEL, de leur pertinence en tant qu’alternative et des conditions de leur développement. Si la crise s’aggrave comme de nombreux indicateurs nous le laissent supposer, les SEL peuvent constituer l’une des voies possibles pour réaliser les bases d’une nouvelle organisation économique de la société, à condition non seulement d’en avoir la volonté mais aussi d’ en accepter l’évolution.
1) Obstacles au développement des SEL
Le hasard a mis entre mes mains un exemplaire du bulletin du SEL de Grésigne (Tarn) datant de septembre 1998. La dynamique qui s’en dégage est étonnante, 48 pages bourrées d’infos et d’annonces en tout genre, les annonces sur des besoins de base sont nombreuses (alimentation, travaux de jardin et de bâtiments) , ce qui n’empêche nullement une grande diversité de propositions en tout genre. A l’époque, le SEL de Grésigne revendiquait 180 adhérents, voilà qui constituait un grand potentiel de création pour une micro-société; on est en droit de se demander ce qui a manqué à ce SEL pour faire véritablement société autonome. Etant moi-même adhérent et membre actif d’ un SEL depuis 5 ans, j’ai repéré différents freins à un vrai développement des SEL :
- Les attaches avec la monnaie officielle sont encore très importantes et difficiles à lâcher, notamment par les biais des aides sociales (RMI, allocation chômage, allocations familiales, APL etc..) d’autant qu’une majorité des membres des Sel en sont bénéficiaires d’une manière ou d’une autre.
- Une autre attache concerne les institutions, à moins d’entrer en dissidence civile, les contraintes administratives sont nombreuses, en particulier en ce qui concerne l’habitat, la liberté pour choisir son mode d’habitat est limitée, la liberté d’organisation de vie collective est limitée également. Nous nous savons surveillés. Les Rroms connaissent ce genre de difficultés depuis des temps immémoriaux, mais actuellement elles touchent aussi les adeptes de l’habitat léger (yourtes, dômes, caravanes etc..).
- Problème de distance : pour mettre sur pied une « société économique homogène» et réaliser le lien social indispensable à toute communauté humaine, un minimum de proximité géographique est requis, la volonté de faire du local ne suffit pas, la distance entre les uns et les autres est un obstacle de premier ordre, elle constitue un frein à la fréquence des rencontres.
- Une autre difficulté vient souvent d’une inadéquation entre les offres et les demandes. Le manque de correspondance peut s’expliquer par une évolution des compétences de plus en plus spécialisées et abstraites. L’industrialisation a favorisé la segmentation des taches, il devient par conséquent très difficile de faire profiter de son expérience professionnelle dans le cadre d’une économie relocalisée, à taille humaine. Les sélistes disposant de compétences manuelles se trouvent rapidement débordés, tandis qu’un commercial, une secrétaire ou quelqu’un travaillant dans le social ne saura quoi offrir en partage.
Cette difficulté montre l’inadaptation des compétences actuelles dans le cadre d’une société autonome de taille réduite. Les besoins individuels seront grosso modo les mêmes quelle que soit la taille de la structure sociale, mais la façon d’y répondre sera toute différente selon que l’on s’inscrit dans une économie mondialisée ou une économie à dominance locale.
2) Un terreau d’expérimentation sociale
Les SEL constituent un excellent terreau d’expérimentation sociale. A partir de principes sommaires, chaque SEL choisit en toute liberté son mode de fonctionnement, la grande diversité de leur mode de fonctionnement en atteste, mais aussi les nombreuses variantes nationales issues de ce même principe ( Route des SEL, Routes des stages, le Jeu etc…). Leur essor futur dépendra en partie de leur capacité à surmonter les difficultés citées plus haut. Certains aiment à se définir comme un réseau d’entraide bien plus qu’un réseau d’échange, la Charte du Sel de Grésigne commence d’ailleurs ainsi : « Le Système d’Entraide Local »; la solidarité dans les SEL n’a pas la connotation caritative des ONG, il s’agit bien plus d’une solidarité entre égaux, d’humain à humain. Quelques SEL cherchent à sortir du carcan que peut constituer le système d’échange en monnaie Sel, qui même sans argent reste un système commercial avec des offres et demandes. Parvenir à s’affranchir de toute monnaie d’échange constitue un joli défi dans un monde hyper-financiarisé.
La Socialisation
On a souvent considéré les échanges commerciaux comme étant un facteur important de socialisation, pourtant on peut constater que lorsque le lien social est fort, les échanges ne donnent lieu à aucune comptabilité. La tentation de se passer de toute monnaie d’échange est donc forte, comme cela se produit souvent dans un couple, entre amis ou bons copains, ou comme dans les communautés tribales. Cette utopie n’est donc pas impensable. On serait tenté d’en déduire que si les échanges favorisent la socialisation, leur comptabilité éloigne les individus par un phénomène de différenciation des intérêts personnels; ceux-ci deviennent capitalisables individuellement. Comptabiliser ses avoirs distinctement de l’autre, c’est mettre une distance avec l’autre. Il n’est pas interdit de penser que le développement de l’usage monétaire a créé une désocialisation dans le sens où l’intérêt commun disparaît et est remplacé par un intérêt distinctif et individuel. Voilà qui ouvre la voie à des conflits d’intérêt entre « privés » et entre ce qui est privé et ce qui est collectif , d’ailleurs ce dernier n’apparaît plus clairement, il devient difficile de s’identifier à un quelconque bien collectif. Les nouvelles revendications de « biens communs » sont récentes et sont dues aux excès du pillage capitaliste. Sous ces différents aspects les sociétés primitives paraissaient avoir une socialisation beaucoup plus poussées que nos sociétés contemporaines, l’intégration au groupe est très aboutie même si nous pouvons imaginer que certains individus aient pu se trouver exclus de leur groupe d’origine pour une raison ou une autre, l’ostracisme est toujours possible.
Une remise en question du capitalisme amène inéluctablement sur le terrain du questionnement autour de la propriété privée et de l’idée d’accumulation, forcément exclue de l’éthique des SEL. Si la frontière entre ce qui est à moi ou ce qui est à l’autre reste pertinente, ne serait-ce que par l’établissement de feuille individuelle de comptabilisation de ses points « SEL », la démarche d’égalité et d’équité minore l’exclusive recherche de « son » intérêt personnel. Dans cette optique, l’ heure de travail vaut pour tous de façon identique quel que soit le travail réalisé, le prix n’est pas fonction du marché mais d’une convention admise entre tous.
Pourtant nous ne partons pas tous avec le même acquis et chercher à supprimer les inégalités de départ semble hors de portée des Sel dans l’état actuel des choses.
3) La crise, une opportunité.
La crise constitue sans aucun doute une opportunité pour les modes de fonctionnement alternatifs. Le premier impact de la crise est psychologique avant même d’être économique. Le rêve américain s’incarnant dans une réussite professionnelle et matérielle en a pris un sacré coup. Celui-ci est individualiste d’où la formule du « self made man », se faire soi-même, se battre et être le meilleur représente toute l’imagerie du modèle américain largement exporté de par le monde. Sans considérer que ce rêve est mort, il est néanmoins sérieusement écorné parce que les chances de réalisation pour chacun se sont sérieusement amoindries. L’esprit de compétition n’a plus la cote, les jeux sportifs pourraient bien pâtir d’une désaffection dans les prochaines années.
Cette dernière décennie a également vu une autre illusion tomber, celle de la redistribution. La propagande libérale affirmait que la réussite des uns profiterait fatalement aux autres, on sait maintenant qu’il n’en est rien, l’écart entre riches et pauvres ne cesse de se creuser. Il n’y a pas de redistribution mais une concentration des richesses. Les riches ne peuvent plus se consoler de leur triste sort et se déculpabiliser en pensant aux retombées de leur réussite sur les plus pauvres. L’idéologie libérale commençait déjà à avoir mauvaise presse, la crise a achevé sa réputation. Toujours est-il que la réalité, c’est l’économie capitaliste et libérale qui domine toujours le monde et régule la majeure partie de nos échanges.
L’impact psychologique est renforcé par le travail de rabâchage des médias. Depuis septembre 2008, il n’est pas un grand média qui n’utilise au moins une fois le mot crise dans son éditorial économique. Pourtant actuellement, il n’existe pas un seul parti politique qui ait affiché un quelconque intérêt pour l’alternative économique que représentent les Sel. Même les partis d’extrême gauche restent très agrippés aux revendications salariales, se refusant à penser autrement l’organisation économique et sociale. C’est par une sorte de mouvement souterrain que les alternatives attirent toujours plus de monde (SEL, Amap etc) : ceux qui ne croient plus au modèle proposé par les classes dominantes.
Ces classes dites dominantes, quelles soient représentées par leurs intellectuels, le show bizz ou leur fortune ne constituent plus nécessairement un modèle pour une majorité de la population. Le modèle ne fonctionne plus d’une part comme objet de convoitise mais aussi comme exemple de réussite d’un type d’organisation sociale au vu des laissés pour compte abandonnés sur le pavé.
Toutes d’excellentes raisons pour aller chercher ailleurs car même le modèle socialiste ne convainc plus. En effet la crise touche le système économique en profondeur, système auquel les socialistes ont parfaitement adhéré – preuve en est que ce sont des socialistes qui dirigent deux des principales organisations de l’économie mondiale (Pascal Lamy pour l’OMC et Dominique Strauss Kahn pour le FMI). Les socialistes ont si peu à dire sur le sujet que personne ne s’intéresse à leurs élucubrations.
Les Sel ne peuvent pas intéresser les classes dominantes car c’est un système sans classe basé sur l’autogestion, on peut y satisfaire des besoins, nouer des relations, favoriser sa propre socialisation mais ce n’est pas un lieu d’enrichissement ni de capitalisation, ni même d’ascension sociale. Un système sans classes, les socialistes ne l’ont pas imaginé, la société qu’ils imaginent restent une société extrêmement conservatrice et hiérarchisée quoiqu’ils en disent.
4) Enjeu du Mouvement des SEL
Pour que les Sel jouent pleinement leur rôle de système alternatif il y manque encore une condition pour la majorité d’entre eux : remplacer la monnaie argent à chaque fois que cela est possible et notamment sur les besoins essentiels (nourriture, logement et transport). Nous savons que c’est loin d’être le cas, la majorité des échanges se font sur des besoins à la marge et autres petits coup de mains, il est donc normal que les Sel n’attirent pas encore les classes populaires ou désargentées. Nombre de Sel sont utilisés comme moyen complémentaire à la satisfaction des besoins mais non un comme moyen alternatif.
Le SEL d’Albi a été récemment contacté par des étudiantes pour répondre à la question suivante : peut-on se passer d’argent grâce au SEL ? (Cette enquête doit servir de base à des travaux pratiques à des élèves en classe d’économie.)
Dans l’état actuel de nos sociétés occidentales, la réponse est clairement non ! Nous sommes tous extrêmement interdépendants d’un point de vue monétaire mais aussi technologique. Se passer d’argent au niveau d’un SEL implique pour ses membres l’acquisition des moyens de leur autonomie à un niveau très local, hors cette autonomie est actuellement impossible. C’est sans doute dans le secteur des transports qu’elle est le plus difficile à acquérir car comment payer son essence à la pompe autrement qu’en monnaie euro ? L’argent régule l’ensemble de nos échanges et transactions, s’en passer est très compliqué. Sans doute faudrait-il procéder par étapes et commencer par le besoin le plus élémentaire de tous, le besoin alimentaire. Reconquérir l’autonomie alimentaire, voilà qui constituerait un joli défi. Pour ce faire il faudrait faire admettre que le droit à la terre devienne un droit fondamental pour tout être humain et pas uniquement à l’usage des exploitants agricoles. La terre non plus considérée comme moyen de faire du profit ou de la croissance, mais comme moyen pour nourrir les hommes en premier lieu. Revendiquer le droit à un minimum de terre pour tout être humain serait autrement plus révolutionnaire que les revendications salariales. Les SEL sont-ils en mesure de réfléchir à un minimum de planification sur les besoins alimentaires ? Voilà qui peut constituer un chemin d’évolution pour les SEL de demain :travailler en amont des besoins.
L’autre axe d’évolution concerne la technologie, récupérer la maîtrise des technologies de base fait partie des conditions de l’autonomie et d’une relocalisation de l’économie.
Pour jouer un rôle face au désastre économique planétaire qui s’annonce, les SEL doivent certainement envisager d’autres perspectives que celle d’être un simple système d’échange…
5) Selidaire
Pour terminer sur une note positive, signalons l’existence du Site Sel’idaire, véritable outil pour le réseau des SEL. Ce site tente de faire le lien entre tous les SEL, la plupart des SEL y sont répertoriés. A l’origine en 1996, Selidaire a été créé pour constituer une coordination des SEL, il est intéressant de noter qu’au fil du temps le site n’est ni une coordination, ni une fédération, mais une mise en réseau. On y trouve des renvois sur les initiatives dérivées des SEL, la Route des SEL (pour être hébergé en monnaie SEL), la Route des Stages et de nombreuses autres initiatives dont un bulletin intersel plus ou moins régulier. IL existe également de nombreuses rencontres intersel régionales dont une nationale tous les ans. Ce réseau existe même si chaque groupe fonctionne en parfaite indépendance. Les personnes coordonnant la Route des SEL nous ont signalé un très fort accroissement de leurs adhésions dans les derniers mois de l’année 2008, signe des temps ?
L’existence du site « Selidaire » montre que relocaliser notre solidarité et nos échanges ne débouche pas automatiquement sur l’enfermement autarcique, on peut aussi, parallèlement, chercher à participer à l’esprit solidaire par delà les frontières.
Claude Le Guerrannic
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