Qu’est-ce que l’économie distributive ? Marie-Louise Dubouin
Le Sarkophage poursuit son inventaire des pistes ouvertes puis (re) fermées (définitivement ou provisoirement) au cours des expériences « socialistes » et alternatives du XXe siècle. Nous avons donc demandé à Marie-Louise Duboin, fille du fondateur du distributisme Jacques Duboin (1878/1976), député, secrétaire d’État au Budget, fondateur du distributisme et de son journal La Grande Relève que dirige sa fille : qu’est-ce que le distributisme ?
C’est bien simple : le distributisme, c’est la démocratie en économie ! Malheureusement, cela restera une utopie tant que les gens penseront que le seul choix possible réside entre deux dictatures : celle du « Parti », ou celle de la Finance. Or, pour imaginer une économie démocratiquement organisée, il faut remettre en question bien des croyances et aborder des « tabous » tels que l’emploi et l’argent.
À propos d’emploi, dès que l’on a donné la vie à un être humain, on lui dit qu’il va devoir gagner sa vie. Allez ensuite lui montrer que la science rend matériellement possible de le soulager d’une large part de son temps de travail pour qu’il soit libre de vivre en se consacrant à des activités de son choix ! Il répond qu’il doit gagner son pain à la sueur de son front, et il crie, et il supplie : « Donnez-moi du travail ! », n’importe lequel. Les réflexes pavloviens, ça marche toujours !
Pour faire croire à un citoyen que ce sont les crédits qui manquent, et même qu’il doit travailler plus pour rembourser la dette d’un État trop « providence », il faut que des « responsables » aient savamment préparé sa crédulité. Une idéologie fondée sur des thèses économiques diffusées comme des Vérités révélées, a solidement ancré dans les esprits la croyance selon laquelle l’économie obéirait à de soi-disant « lois » aussi éternelles et inflexibles que celles de la nature. L’une d’elles est d’autant plus facilement « avalée » qu’elle parie sur l’égoïsme en donnant bonne conscience : c’est celle qui affirme que si chacun ne suit que son intérêt personnel, l’intérêt général va en résulter grâce à une certaine « main invisible du marché ». Or, pour comprendre que cette main est invisible parce qu’elle n’existe pas, il faut une information qui n’est pas à la portée de tous, car l’économie, et la finance qui la commande, sont des chasses gardées pour experts.
C’est à cette fermeture des esprits que se heurte l’idée de démocratie économique : pour prendre son destin en main et remettre l’économie à sa place, celle de l’intendance, il faut que la société civile parvienne à se déverrouiller. Pendant quatre décennies (1935-1975), Jacques Duboin s’efforça de faire évoluer les mentalités en montrant que nous sommes tous cohéritiers d’un patrimoine dont nous avons à partager équitablement l’usufruit. Les tâches encore nécessaires à satisfaire les besoins essentiels de tous peuvent être assurées au cours d’un service social, dont la durée ne peut que diminuer avec le progrès des connaissances. Le partage des richesses produites peur prendre la forme d’un revenu social, assuré à chacun dès sa naissance et concrétisant le premier des droits de l’homme, le droit économique d’avoir de quoi vivre dignement.
Cette économie de partage étant incompatible avec le placement à intérêt et la spéculation, la monnaie post-capitaliste doit n’être qu’un pouvoir d’achat qui ne circule pas : dès que son titulaire l’utilise pour acquérir ce que bon lui semble, elle est périmée comme un ticket de métro ayant servi.
Après l’abolition du servage puis de l’esclavage, c’était proposer celle du salariat, pour remplacer la domination et la rivalité par la coopération. Mais il faut comprendre que pareille évolution est incompatible avec les mécanismes financiers du capitalisme, sur lesquels, surtout dans ses derniers ouvrages , Jacques Duboin chercha à attirer l’attention du public. Ses successeurs, qui s’expriment dans le journal La Grande Relève, suivent cette piste en mettant l’accent sur le rôle joué par le crédit.
Ouvrons les yeux : si ces mécanismes conduisent au pillage des ressources de la planète et au mépris de l’environnement, tout en renforçant scandaleusement les inégalités sociales, c’est parce qu’ils ont été conçus dans l’idéologie productiviste, pour faire grossir le capital. Si l’on veut que les richesses soient gérées vers d’autres fins il faut donc commencer par les remettre en question. En abandonnant à des institutions de crédit le pouvoir d’ouvrir des crédits en monnaie bancaire , les États ont remis à ces organismes privés un rôle déterminant : celui du choix des entreprises qui vont pouvoir se développer. Celles-ci n’ont plus dès lors qu’un seul objectif : rapporter de l’argent pour, non seulement rembourser, mais, en plus, servir des intérêts aux créditeurs. Les investissements sont décidés, à huis clos, sur un critère unique : la rentabilité. C’est ainsi qu’une obligation de croissance est imposée à toute l’économie, que le but du développement est devenu le profit des investisseurs, au mépris des populations et de la planète. S’étant condamnés à suivre, les gouvernements cherchent, avant tout et par tous les moyens, à séduire les détenteurs de capitaux… auxquels ils s’obligent même à faire appel quand les impôts ne suffisent pas à assurer les dépenses d’intérêt général, ce qui les conduit à faire servir par les contribuables, par le biais de la dette publique, une rente aux plus riches… Il faut enfin prendre conscience qu’en répandant leur croyance que les « lois » économiques sont des lois naturelles, les élèves de Milton Friedman ont offert aux « responsables » le meilleur des prétextes pour… se décharger de leur responsabilité. Nous pensons au contraire que seul un débat démocratique doit décider des investissements. C’est ce que nous nous sommes efforcés d’exposer dans Mais où va l’argent ? , qui débouche sur trois propositions. La première est qu’il faut d’abord que nos représentants élus reprennent leur droit « régalien » d’émettre toute la monnaie, tous les moyens de paiement utilisables dans le pays, pour pouvoir assumer la responsabilité qui leur est confiée. La deuxième est que cette monnaie doit n’être que le moyen d’accéder aux richesses qui doivent être « économisées ». La troisième exige de ne plus confondre être et avoir en organisant, d’une part, le partage des tâches et, d’autre part, celui des richesses produites.
La conséquence de la première est que c’est aux pouvoirs publics qu’il appartient de faire l’avance aux entreprises de leurs moyens de produire. Les décisions les concernant doivent résulter d’un débat, cette fois politique et public, pour que toutes les considérations d’intérêt général soient prises en compte dans les critères d’attribution. Les entreprises, n’étant plus en rivalité permanente pour séduire les actionnaires, pourront, au contraire, coopérer dans l’intérêt général, et tout le monde pourra bénéficier de leurs informations qu’elles n’auront plus aucune raison de cacher jalousement en gardant secrets leurs modes de fabrication. La seconde met l’accent sur la gratuité que permet d’étendre la révolution des moyens de production, mais en distinguant ce qui doit être « économisé » pour en éviter le gâchis. Tout ce qu’on peut donner sans le perdre (information, science, etc.), et tout ce qui peut être renouvelé indéfiniment sans réduire sensiblement le patrimoine de l’humanité, doit être gratuit. Quant aux services publics, c’est leur accès qui doit être gratuit, mais il faut prévoir leur fonctionnement, leur développement et leur entretien.
La gestion de l’économie doit donc comporter trois lignes budgétaires : services publics, moyens de production et versement du revenu social. Pour évaluer ces budgets, il faut assigner un prix politique à chaque bien entrant dans l’économie pendant une période donnée. La masse monétaire à émettre en résulte. Cette monnaie constitue ainsi un flux équivalent à celui des richesses produites, elle est émise proportionnellement à leur production, et elle s’annule au fur et à mesure de leur consommation.
L’objectif de la troisième proposition est de concilier plusieurs impératifs, à commencer par éviter que le partage des tâches soit une contrainte. C’est dans ce but que nous avons lancé, au début des années 1990, l’idée du contrat civique, pour laisser au citoyen l’initiative de sa participation aux activités de la société, ce qui lui permet de gérer sa propre vie et d’insérer, quand il le souhaite, des périodes « sabbatiques » entre deux contrats. En plus, un tel contrat permet de comparer, à tous les niveaux et dans tous les domaines, avant tout engagement, les propositions d’activités et les moyens accessibles avec les besoins à satisfaire. Cette réflexion commune et préalable nous semble indispensable à une gestion raisonnable, saine, « durable », des biens économiques.
Cette triple proposition pour remplacer l’économie de l’échange marchand par une économie distributive montre bien que cette substitution consiste à introduire la démocratie dans l’économie.
Marie-Louise Duboin
Militante distributiste, Physicienne
in Le Sarkophage – n° 9 – 15 novembre/17 janvier 2009
1- Les yeux ouverts, Éditions Jeheber (1951,1982), Pourquoi manquons-nous de crédits ? Éditions Lédis (1957). 2- Qui constitue l'essentiel (de l'ordre de 85 %) de la monnaie en circulation et qu'il ne faut pas confondre avec la monnaie locale. 3- En émettant des obligations du Trésor. 4- En 2007, aux Éditions du Sextant.
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