De la sensation à l’être
Je ne sais si le texte ci-dessous s’inscrit dans le thème « Pour résister à la domination, quels rapports au pouvoir ? Quels effets peut-on attendre des alternatives concrètes, des contre-pouvoirs et des anti-pouvoirs ? Comment atteindre une masse critique ? Transition et stratégie de l’escargot. », mais je vais essayer de le montrer.
Je pense que pour échapper au pouvoir du capitalisme il est essentiel de comprendre pourquoi on y est arrivé. Les modèles économico-historiques expliquent comment mais sont muettes sur les causes profondes, et c’est à mon avis pour cette raison que les partis de gauches, même gagnants, ne parviennent pas à sortir du carcan d’une société de consommation réifiante.
Il est bien question de passer d’une société de » l’avoir et du paraître » à une société » de l’être « . Notre société de consommation et de gaspillage repose sur trois données fondamentales qu’il faut identifier: le besoin de vivre , la facilité et la solitude ontologique. Le besoin de vivre est une donnée qu’on peut accepter ou non ( Cf . Schopenhauer » La volonté de vivre s’affirme puis se nie » dans » Le monde comme volonté et comme représentation » ) mais dès lors qu’on l’accepte, il faut se demander comment le satisfaire. C’est ce que nous verrons dans le texte ci-dessous.
La facilité est une tendance entropique naturelle, d’où la soumission au pouvoir et comme le rappelle Michel Lepesant en citant Ivan Illich dans sa contribution, la lutte contre le pouvoir est une lutte de tous les instants. Entre les modes de vie que je propose ci-dessous, c’est la facilité qui a permis de conduire au premier. Mais une facilité qui n’a pas été facile pour tout le monde, car c’est tout de même à l’inventivité des entrepreneurs et de leurs ingénieurs, au travail acharné des ouvriers que nous devons notre confort moderne qui lui, nous apporte nombre de facilités.
La solitude ontologique est ce qui permet la prise de pouvoir. La solitude ontologique est ma façon de nommer l’impossibilité de communiquer ses sensations et émotions directement, si par exemple, je tords le bras de quelqu’un, il souffre, mais je ne perçois rien de sa souffrance, je ne peux que la présumer du fait de ses cris et de ses mimiques. Toutefois, la prise de pouvoir peut-être contrée par une autre caractéristique humaine, l’empathie, faculté de percevoir intuitivement que l’autre est vivant et de lui éviter des souffrances. Malheureusement, l’empathie est plus ou moins forte selon les individus et il me paraît clair que ceux qui sont capables d’en exploiter d’autres sont peu doués d’empathie.
De la sensation à l’être
La vie est un ensemble de sensations, d’émotions et de pensées.
Pour subsister, tout individu vivant a besoin de nourriture, de repos, bref, de répondre a des besoins physiologiques ( Homéostasie ). Pour ce faire, il dispose d’outils pour l’exploration de son environnement, exploration à la recherche de nourriture, d’abri, et périodiquement de partenaire sexuel.
Mais l’homéostasie satisfaite, il reste chez l’homme, un besoin d’exploration qu’on pourrait appeler » curiosité »et ceci pour une raison très simple: comme je le rappelle ci-dessus la vie est entre autres choses, un ensemble de sensations. Pas de sensations, pas de vie ! Imaginons alors un homme dont les besoins physiologiques soient satisfaits, mais qui n’auraient d’autres stimuli que la nourriture, le cycle des jours et des nuits et le cycle des saisons. Il finirait par dépérir. C’est avéré dans le cas des nourrissons que l’on se contente de nourrir et de soigner mais qu’on ne stimule pas autrement. Autrement dit, pour reprendre une phrase célèbre, » l’homme ne se nourrit pas que de pain ». Il a besoin de se sentir vivre et pour se sentir vivre, il a besoin de sensations nouvelles.
Mais direz-vous, l’homme immobile mentionné ci-dessus, reçoit à chaque instant des sensations nouvelles, variation de la lumière en fonction de l’heure du jour et des saisons, moment des repas, éventuellement variés, etc… Sans doute, mais il existe un phénomène nommé accoutumance.
Exemples :
Vous changez de logement, donc sensations nouvelles qui vous tiennent éveillé jusqu’à accoutumance à votre nouvel environnement sonore.
Une ambulance passe, la sirène retentit, variant en intensité et en fréquence, vous prenez conscience de son passage mais si cela persistait du matin au soir et du soir au matin vous finiriez par ne plus y prêter attention, vous vous habitueriez.
Vous entrez dans une pièce odorante ; l’odeur peut vous séduire ou vous incommoder, mais au bout d’un certain temps vous ne sentez plus rien, c’est l’accoutumance. Pour maintenir la sensation odorante, il faut augmenter les doses de gaz odorant dans la pièce.
Vous prenez l’autoroute, vous accélérer, vous éprouvez une sensation de vitesse, mais ne pouvant dépasser le 130, vous vous accoutumez à cette vitesse constante et bientôt, vous ne la ressentez plus.
Le tic-tac de votre pendule s’arrête, vous vous réveillez et en prenez conscience. Notez bien cette remarque car dans les exemples précédents, c’est par l’apport de sensations que vous restez vigilant, alors que dans cet exemple, c’est la disparition d’une sensation qui vous maintient éveillé.
Les exemples précédent relatent un changement dans votre environnement, changement dépendant ou non de votre volonté. Le passage d’une ambulance ne dépend pas de votre volonté, mais le changement de logement, si. Ce changement est lié à une activité d’exploration.
Des sensations sont liées aux mouvements de notre physiologie, sensations dont nous ne sommes habituellement pas conscients car nous y sommes accoutumés, comme la respiration, la digestion ou les battements du cœur. Mais des variations de ces sensations peuvent provoquer des états de conscience, par exemple, on peut prendre conscience des battements du coeur lorsqu’il accélère. Il est intéressant de noter que moyennant un peu d’entraînement, on peut prendre conscience des battements cardiaques même lorsque leur fréquence est constante, mais ce n’est possible que parce qu’il s’agit de battements. Par ailleurs, il est possible d’explorer son psychisme par l’introspection.
Nous voyons donc que l’exploration ne concerne pas que notre environnement mais qu’elle peut s’appliquer à nous mêmes.
En résumé, on constate que lorsqu’une variation se répète régulièrement, il y a accoutumance et l’état de conscience qu’elle suscite tend à disparaître, autrement dit, l’homme ne se sent plus vivre.
Nous avons vu que les sensations sont provoquées par des stimuli.
Pour continuer à se sentir vivre, l’homme a alors le choix entre plusieurs possibilités:
- il peut augmenter le nombre et l’intensité des stimuli,
- il peut affiner ses sens, de sorte qu’à stimuli égaux, les sensations sont plus intenses.
- il peut se couper des stimuli obtenant de la sorte une variation importante dans l’ensemble de ses sensations, ce qui est aussi une façon de se sentir vivre ( Cf. l’exemple du tic-tac qui cesse )
Ces différents choix conduisent à quatre modes de vie:
Augmenter le nombre et l’intensité des stimuli conduit à notre société de consommation et de gaspillage. Ce choix s’est fait par facilité car il va dans le sens de l’entropie croissante, ou, si vous préferez, dans le sens de la plus grande pente. C’est un principe d’économie universel. Dans cette société, on mange plus, des mets plus variés, dans les discothèques, le son est toujours plus fort, assorti de flash éblouissants, les tenues de plus en plus tapageuses, mèches de cheveux vertes, rouge vif, la télé nous assomme de clips étourdissants et de films de violence, d’horreur, les véhicules de sport ou de transport vont toujours plus vite,etc…Mais ce choix mène à une impasse à cause de l’accoutumance, par exemple vous roulez à 90 puis sur autoroute à 130. Pendant l’accélération vous ressentez la vitesse, mais vous vous habituez très vite. D’où la nécessité pour maintenir l’impression de vitesse de rouler toujours plus vite et au bout il y a… la mort. Cette remarque est valable pour tout: la boisson, le tabac, les drogues,la danse, la musique. Quand le haschisch ne suffit plus on passe à des drogues plus fortes, dans les discothèques on augmente le niveau sonore et le rythme jusqu’aux limites du supportable et au delà même puisqu’on sait maintenant que les habitués des boites de nuit deviennent sourds. Cela est valable aussi pour la fringale d’achat. Ce mode de vie conduit à la mort, non seulement car on atteint des limites biologiques (embonpoint, maladies cardio-vasculaires, overdoses, cirrhoses, accidents de la route) mais aussi parce que pour produire toutes ces excitations à une population toujours plus nombreuse, on a besoin d’énergie et qu’on épuise les ressources naturelles de la planète, sans parler de la pollution. Le pire c’est qu’il conduit à la mort sans même qu’on soit passé par le bonheur, car chez ceux qui le pratiquent, le sentiment de vide subsiste et les pousse parfois au suicide.
Il est toutefois un domaine qui échappe à cette critique, ce sont les sports de l’extrême dont je pense qu’ils procurent à leurs pratiquants des sensations touchant à l’extase. Il faut toutefois remarquer que si ces pratiquants consomment en biens d’équipement, ski, skates, voitures de courses, deltaplanes, etc, ils sont surtout actifs, contrairement aux consommateurs, qui ne sont actifs que pour gagner de quoi consommer.
Il est clair que pour développer tous les produits de consommation, il a fallu des entrepreneurs qui emportés par le goût du pouvoir sur les choses l’ont étendu au pouvoir sur les êtres et, dépourvus d’empathie, tendent à jouer sur la facilité pour les réduire à l’état de zombies.
Comment échapper à ce destin funeste ?
L’ hédonisme : Il est un autre moyen de maintenir le sentiment de vivre , voire de l’élever, c’est d’éduquer nos sens ce qui, à stimulus égal, permet de mieux ressentir. C’est ainsi qu’un fin gourmet, ayant éduqué son sens du goût, éprouve beaucoup plus de plaisir à déguster un grand vin qu’un néophyte et il n’a pas besoin d’alcools forts. Idem pour un mélomane capable de déceler le 1/16ème de ton à l’écoute de la musique et il n’a pas besoin de décibels, idem pour un peintre à la vue d’un tableau dont il sait apprécier les nuances les plus subtiles et il n’a pas besoin de couleurs criardes, id° pour un yogi dans la pratique de l’amour tantriste et il n’a pas besoin d’orgies, etc… Mais il existe des limites physiologiques et le vieillissement d’ où finalement l’ennui. On raconte l’histoire d’un condottière qui ayant bu un filtre d’immortalité finit par tout connaître du monde, d’où ennui, déprime et souhait de mort. Comment échapper à l’ennui, i.e. maintenir sa conscience à niveau constant ou mieux, à l’élever?
Question: qu’est-ce qui est toujours nouveau et permet ainsi de renouveler en permanence les sensations et donc de se maintenir son sentiment de vie constant ou même de plus en plus élevé?
La création – Vivre c’est chanter, danser, aimer, lutter et surtout, surtout créer, créer par son travail, créer son corps par le sport la danse ou la musique, peindre, écrire, faire du théâtre. Il est bien évident que par définition, créer amène toujours du nouveau, créer dans les arts et inventer dans les sciences et la technique augmente le nombre des stimuli. Plus un être sera habile et entraîné, plus il créera dans le même intervalle de temps. Quant à l’accoutumance, il est toujours possible de changer de champ de création si elle s’installe, mais en création, cela est rare.
Il faut donc que la société cesse de produire pour la consommation à outrance et fasse tout pour développer les facultés créatices de l’homme.
De la sensation à l’être? En diminuant le nombre et l’intensité des stimuli. C’est moins évident mais j’en ai parlé dans une remarque ci-dessus, à propos de la pendule qui s’arrête. C’est ainsi que j’expliquerais le fait que des moines bouddhistes se retirent pendant des années, et la conscience vaste et limpide dont parle Matthieu Ricard dans son livre » Le moine et le philosophe », viendrait de la suppression progressive des mouvements du sensitif. En extrapolant , on peut penser qu’à la limite, à l’instant de la mort , toutes les sensations disparaissant en un temps infiniment bref, le sentir vivre serait infiniment grand et le niveau de conscience infini.
Conclusion : Pour vivre de plus en plus intensément il importe de remplacer notre société de consommation par une société de création. Reste à savoir comment ?
Gérard Weil
Salut Dominique,
Merci de ton commentaire, je me suis même fendu d’un programme de gouvernement lors des dernières élections présidentielles, que tu peux consulter sur mon blog: http://gweil.unblog.fr.
Reste alors l’énorme question qui a été débattue lors des estives: » Faut-il « prendre le pouvoir politique » ou nous contenter de construire une société parallèle? »
J’ai amorcé un début de réponse dans un programme de gouvernement que tu pourras consulter sur mon blog. Mais j’ai oublié d’y mentionner le temps, et je crois en effet, que cette société de compétitivité nous prive du temps, et il me paraît essentiel de nous le réapproprier, prendre le temps de s’occuper de nos enfants, de se parler, de construire de belles maisons, pas des maisons vite fait, de voyager en explorant sans se précipiter sur le but du voyage, etc.
L’expansion ou croissance est devenu un but dans de nombreux domaines et, pour des raisons d’efficacité liée notamment à une complexité croissante et à la compétition exacerbée, le « prèt à » est porté à son maximum: le nouvel embauché doit être prêt à assumer sa tâche, puissance 10 et sans rien dire, sinon viré; des cabinets de consultants vous manipulent pour « mieux travailler ensemble » alors que c’est pour aller encore plus vite; pour séduire, plus de droit à être « out », sinon…etc Ou est l’expérimentation, l’apprentissage qui signifient prendre son temps, prendre l’avis, réfléchir, laisser murir, bénéficier du soutien d’un maître bienveillant, se tromper, avancer à son rythme, prendre conscience que l’on est capable de créer des choses complexes au-delà de ce qu’on pouvait imaginer….Oui, relocaliser, diminuer largement les compétitions, aller moins vite, redéfinir ses besoins réels, penser à la planète et imaginer le sort de nos suivants sont des portes à la création.
L’article est très intéressant. Il me semble possible d’explorer deux pistes pour répondre à la question finale de Gérard :
– comment proposer et mettre en place un autre usage des temps (temps de la vie, temps quotidiens, temps des saisons…)
– que faut-il transformer dans l’éducation pour que les humains s’approprient leurs sens ? A une transmission essentiellement fondée sur l’apprentissage de l’abstraction, ne pourrions-nous substituer un panel plus riche des possibilités humaines et développer sensibilité, sensualité, empathie, contrats… un autre art de vivre ?