Critique politique du produit
Par Jean Luc Pasquinet
La relocalisation n’est pas tant le contraire de la mondialisation, ou le cœur d’un projet d’Etat mondial, elle a aussi un contenu positif propre et, en particulier une visée d’autonomie économique, mais aussi culturelle, politique partant de la base.
Alors que pour les souverainistes, la relocalisation se réduit à la « démondialisation », et signifie renationalisation économique et peut-être culturelle, sans véritable remise en cause du productivisme ni du capitalisme, pour les décroissants, il s’agit de construire des bio-régions, libérées du totalitarisme économique et s’organisant sur un mode confédéral.
La relocalisation est à la fois le moyen et la fin de la décroissance, mais avant la décroissance, dans le monde ancien qu’en est-il ? Existe-t-il réellement « un autre monde (…) dans celui-ci, selon la formule de Paul Eluard»1 ? Ce qui reviendrait à dire qu’il suffirait de favoriser son développement pour que l’ancien monde soit renversé….Nous sommes plus pessimistes, nous pensons que s’il existe bien un autre monde dans celui-ci, cela ne signifie pas automatiquement que son développement va contribuer à renverser l’ordre ancien. Néanmoins, quand d’autres pensaient ou pensent encore essentiellement à la remise en cause d’un mode de propriété des entreprises, nous pensons aussi à ce que l’on produit, l’écoconception de produits, à l’économie circulaire. Car notre revendication n’est aucunement de collectiviser tout ce que ce monde a produit, mais plutôt d’en arrêter la production, étrange retournement de l’histoire, nous voulons collectiviser pour arrêter de produire tout et n’importe quoi….tout ne nous appartient pas contrairement à ce que disent certains anarchistes, tout ce monde n’est pas à nous….
Le produit tel que nous le concevons est différent de la marchandise. Celle-ci est essentiellement dominée par le couple travail-capital, alors que le produit tient compte des ressources en amont de la fonction de production et des déchets en aval.
La marchandise est conçue sous la pression de la concurrence, elle est le résultat de révolutions continues (techniques et organisationnelles) ayant pour but la baisse des coûts afin de dominer sur un marché. Les producteurs de marchandises se moquent de la finalité de ce qu’ils font, seule compte la possibilité de conquérir un marché et de faire des profits. On ne sait plus si c’est la concurrence qui génère la croissance infinie ou bien le contraire.
Le produit contient donc la façon de le produire et les valeurs qui vont avec.
Dans son livre « Pétrocracia 2», Thimothy Mitchell analyse l’évolution entre une consommation croissante d’énergie et l’évolution de la démocratie politique. Il montre en particulier comment l’exploitation du charbon a pu conférer un rôle important aux mineurs dans la revendication de droits, et notamment de la démocratie. Sa thèse montre bien un lien entre un produit et des valeurs, comme la démocratie. Certes, jamais le lien entre les émissions de gaz à effet de serre et le charbon n’a été fait, mais c’était une autre époque ! On comprend qu’il n’en fut pas de même avec le pétrole, puisque ce produit est plutôt dominé par les ingénieurs et l’oligarchie. Quant au nucléaire, même s’il n’est pas évoqué dans son livre on sait que c’est sans doute la seule activité économique que l’on ne peut même pas imaginer être autogérée, elle est intimement liée à un Etat fort, à des règles exorbitantes du droit commun pour pouvoir être développée et en particulier il a fallu exonérer de responsabilité les Etats et les opérateurs en cas d’accident nucléaire pour que des investisseurs acceptent de s’y intéresser3.
Mais si T. Mitchell voit le lien entre un produit et des valeurs, il ne se pose pas la question du choix. On dirait que les hommes ont été obligés de faire la révolution industrielle, et d’extraire du charbon, alors qu’Alain Gras évoque un « choix du feu », il est vrai qu’il analyse la technique, mais il faut de la technique pour faire un produit.
Pour Alain Gras d’autres choix étaient possibles4. Non seulement il y a un lien étroit entre des valeurs et des produits, mais on peut le choisir à partir de valeurs différentes d’autres produits. Par exemple, la civilisation chinoise a été « en avance » au niveau technique sur le reste du monde jusqu’au XVème siècle, et a refusé de lier sciences et essor technique tout simplement parce que « l’univers technique s’inscrit toujours dans un univers mental où se trouve au centre de l’éthique l’harmonie entre le Ciel et la Terre ». Pour le savant Chinois, il y a refus de faire le lien entre science et technique car pour les Chinois le langage de la science n’était pas autonome, mais au contraire il y avait « une claire compréhension des risques qui accompagnent le changement. »5
Ces nouvelles réflexions relatives à la conception et à la circulation des produits, comme l’écoconception ou l’économie circulaire ont commencé dans le cadre du marché. L’idée est toujours de faire de la valeur.
La première caractéristique de l’économie circulaire étant de s’exercer dans le cadre d’un territoire, on peut parler de « relocalisation ». Dans ces conditions, d’une logique de concurrence non territorialisée propre au capitalisme à notre époque, l’économie circulaire invite à passer à une coopération territorialisée. Or, aujourd’hui on essaye de mettre en œuvre une coopération territorialisée dans un système dominé par la concurrence mondialisée. Comment peut-on concilier concurrence internationale, ouverture au monde des économies et fermeture d’un cycle économique dans un territoire donné ?
Il n’est par ailleurs, nulle part question de remise en cause de l’organisation territoriale actuelle, caractérisée par la séparation. Séparation entre zones d’activités et zones d’habitat, exigeant l’usage d’automobiles fort polluantes, celle entre zones industrielles et zones de services. Inversement, on ne se soucie pas de la disparition de la séparation entre la ville et la campagne ni du mitage de cette dernière par les lotissements, de la disparition des ceintures maraîchères.
Autre paradoxe, L’écoconception, autre facette de l’économie circulaire a pour intérêt de partir du produit, au lieu de la conception d’une marchandise. Cette démarche est très bien expliquée dans le livre de Mc Donough et Braungart6
Ils décrivent ainsi cinq principes devant présider la conception écobénéficiente, mais in fine l’objectif est bien de réinventer des produits qui non seulement ne nuiraient pas, mais auraient des émissions positives pour la nature. Bien entendu, dans cette approche les produits de l’industrie ne doivent plus être conçus pour l’obsolescence mais pour durer ou pour que chacun de leurs éléments puissent être réutilisés.
De plus, ils critiquent le recyclage en vigueur dans nos sociétés et qui n’est en fait qu’un « sous-cyclage », par exemple les plastiques récupérés sont mélangés et ne peuvent servir qu’à produire des produits de très basse qualité, ou bien les métaux contenant des alliages ne peuvent plus être recyclés convenablement. Au lieu de sur-cycler, c’est-à-dire de pouvoir conserver la fonction d’origine du produit dans son recyclage.
Peut-on imaginer des multinationales, ou d’autres types d’entreprises dominées par le principe de concurrence, se mettre à accepter des contraintes extérieures, se soucier de la situation des ressources en amont de l’activité transformatrice et du destin des déchets en aval, alors qu’elles ont tout fait pour détruire la solidarité, l’intervention de tous les acteurs jugés « extérieurs » à leur activité comme par exemple l’État ? Cette démarche d’ecoconception sous-entend enfin une volonté de remplacer la vision à court terme qui domine l’activité économique actuelle par une vision à long terme, et même à très long terme. Il s’agit donc d’une quasi « révolution copernicienne » et l’on imagine mal nos fonds de pension se mettre à « penser » différemment, surtout quand on sait que les cours de bourse sont de plus en plus dominés par la vitesse des calculs mathématiques, mis au point pour rechercher les meilleurs gains en jonglant d’une activité à une autre.
Le poids des déchets toxiques est minimisé, on ne vise pas à supprimer le déchet qui devient une matière première à « valoriser ».
Comme l’a très bien expliqué Georgescu-Roegen, l’activité économique est caractérisée par l’entropie et la dispersion énergétique.
Dans le cadre du système actuel, on fait comme si le mouvement entre le travail et le capital était réversible, et même on essaye de « valoriser » les déchets (au lieu de les réduire), les papiers, le verre, le métal, mais aussi les gaz à effet de serre. On va donc « marchandiser » le climat qui est « valorisé » via le marché carbone et la géo-ingénierie. Ce processus de « développement », de valorisation ou privatisation d’un bien commun, de destruction de communautés et de production de migrants, n’est pas un processus propre à la révolution industrielle britannique entre 1750-1800, mais il se répète sans arrêt, et on peut dire qu’il caractérise un système devenu mondial, un système qui crée de moins en moins d’emplois au fur et à mesure qu’il se développe car le « développement durable » crée moins d’emploi que le développement tout court7, celui structuré autour du pétrole moins que celui structuré autour du charbon….
il y a pire, ce sont les déchets nucléaires, d’une durée de vie très longue, et qu’il faudra surveiller en permanence pendant des temps géologiques et non plus historiques, comme nous l’expliquerons plus loin. Or, pourra-t-on « valoriser » ces déchets ? Avec quelles conséquences sur le territoire ?
L’illusion des découplages : entre croissance du PIB et consommation d’énergie ; entre appropriation et usage d’une marchandise
Un autre objectif de l’économie circulaire, c’est de créer de la « valeur » en découplant la croissance du PIB de l’épuisement des ressources énergétiques et des émissions de CO2. Ce projet doit pouvoir être réalisé en optimisant l’utilisation des ressources, et grâce à des innovations.
Le premier problème avec cette approche, c’est qu’on n’utilise qu’un déchet comme instrument de mesure : les émissions de CO2, en oubliant les autres.
Le deuxième problème, comme nous l’avons déjà expliqué ci-dessus, c’est l’oubli de la réalité fondamentale que le déchet n’est pas une matière première comme une autre, mais l’expression que l’activité économique est dominée par la loi d’entropie.
Si ce n’était pas le cas, les déchets deviendraient une simple étape de la boucle matière.
Or, d’après la loi d’entropie, l’économie est une perte irréversible de matières. Quoi que l’on fasse, les ressources ne peuvent que se raréfier, et même si l’on recycle un produit, l’effet ne peut être que de retarder la perte. Par exemple un papier ne peut pas être recyclé plus de deux à cinq fois.
Si un découplage « relatif » entre la croissance du PIB, l’usage de ressources énergétiques rares et les émissions de CO2 peut-être imaginable (le rythme de croissance des seconds étant moindre que celui du PIB, grâce à des innovations), le découplage « absolu » (où la croissance du PIB est positive et celles de la consommation d’énergie et des émissions de CO2 négatives) est considéré comme impossible8.
D’après Jackson, l’impact de l’activité humaine (I) est le produit de trois facteurs : la taille de la population (P), la richesse par tête (A, et donc le PIB), la technologie (T) qui mesure les impacts associés à chaque euro que nous dépensons, c’est la formule I=PAT. Autrement dit, pour que l’impact de l’activité humaine diminue (les émissions de CO2 par exemple), et que le PIB et la population augmentent, il faudrait que les investissements dans les innovations techniques soient de moins en moins importants par unité de PIB, ce qui est impossible. Dans tous les cas il faudrait soit que la population, soit que le PIB diminuent pour que I diminue aussi.
On peut aussi tout simplement s’appuyer sur la réalité, en moyenne depuis 1970, chaque augmentation de 1 % du PIB mondial a été accompagnée d’une augmentation de 0,6 % de la consommation d’énergie primaire. Autrement dit, malgré les progrès techniques et l’amélioration de l’efficacité énergétique, il y a une corrélation positive entre activité économique et énergie depuis quarante-trois ans »9.
Il s’agit de l’intensité énergétique, résultat du rapport entre la consommation énergétique et le PIB, qui s’est quand même améliorée d’environ 0,7 %, même s’il ne peut pas y avoir croissance du PIB sans croissance de la consommation énergétique ; mais il aurait pu évoquer aussi l’intensité carbone de l’économie, qui est le résultat du rapport entre les émissions de gaz à effet de serre et le PIB, et qui s’est fortement détériorée ces dernières années, -notamment à cause de la baisse du prix du charbon. Alors que les pays du G20 devraient réduire leur intensité carbone de 6 % chaque année pour respecter un réchauffement climatique de moins de 2 %, la tendance n’a été que de 0,7 %.10
Par ailleurs, il a été maintenant prouvé que l’augmentation du PIB par habitant est constituée majoritairement d’une augmentation des fossiles : gaz, pétrole, charbon, ce qui signifie que c’est la croissance de la consommation d’énergie qui est la cause de la croissance du PIB et pas l’inverse11, « remettant en question le rôle jugé généralement important du capital et du progrès technique dans la croissance économique », et que les innovations ne se traduisent pas par une amélioration de l’efficacité énergétique de l’économie mondiale.
Il n’existerait, cependant, qu’un exemple de découplage entre croissance du PIB et émissions de CO2, c’est le cas de l’Union européenne entre 1996-200712. Cependant, dans le même temps, il y a eu délocalisation et déplacement d’activités industrielles vers la Chine. Si bien qu’au final, au niveau mondial, le bilan est négatif.
Et s’il restait encore des illusions sur ce sujet, elles sont balayées par Richard Heindberg13 qui nous rappelle la relation entre la croissance du PIB, celle de la population et celle de la production d’énergie. La baisse inéluctable de la production de pétrole devrait entraîner une baisse des deux autres.
Si l’on considère uniquement le cas du pétrole, il faut considérer le taux de retour d’un investissement pour en obtenir, le EROI (« Energy Return On Investment ») ; il était de 1 l pour obtenir 75 l au milieu des années 1950, puis a baissé à 1 l pour 15 l, et n’a cessé de se détériorer avec les pétroles non conventionnels avec 1 l pour 4 l et atteint des niveaux très bas de 1 l pour 2 l avec les bioéthanols en Europe.14
Mais ne nous faisons pas d’illusion, car cette « baisse tendancielle du EROI », concerne aussi les sources d’énergies renouvelables (hors hydraulique), avec un retour de 3 l pour 1 l en ce qui concerne l’EROI des centrales photovoltaïques en Espagne.15 Car, il faut tenir compte de tout le processus de production et de stockage. Bref, il faudra toujours plus d’énergie primaire pour produire la même quantité de biens et de services.
Dans tous les cas, on reste dans la vision économiste : l’importance accordée aux innovations techniques et l’instrument de mesure appelé PIB. Et toutes ces tentatives d’économie circulaire sont vouées à l’échec dans le cadre capitaliste.
Une fois montré que les projets autour du produit lancé dans le cadre du système capitaliste sont en contradiction avec celui-ci, il reste à imaginer le cadre permettant l’essor de ces embryons et généré à terme par lui : bien sûr il s’agit de mettre en avant les bio-régions, mais avec ou sans l’argent ? Avec ou sans les échanges ? Quid du rationnement ? De la gestion des ressources rares ? Quid de la planification ? Comment éviter l’apparition d’un Etat mondial ? Comment respecter les libertés individuelles ?
1 S. Latouche, Pour une relocalisation d’ l’utopie, Entropia n°4, 2008 Ed. Paragon p. 153
2 Pétrocracia éditions ère 2011
3 1957 : « Price Anderson Act », 1960 : « Convention de Paris » 30/10/1968 : loi sur le lancement du nucléaire en France.
4 C’est ce qu’il explique dans La fragilité de la puissance A. Gras Éditons Fayard 2002
5 Idem p. 216
6William McDonough et Michael Braungart, Cradle to crade, op. cit.
7 « Les échos » 18/01/2016 : Plus de 5 millions d’emplois menacés par la 4e révolution industrielle ou encore : Le Monde 22/05/2014 (édition abonnés) : L’innovation high-tech est-elle si productive ?
8 Tim Jakson, Prospérité sans croissance, De Boeck, 2010
9 Yves Cochet, « L’histoire désorientée », Entropia n°15, Parangon, 2015.
10 Ibidem, d’après le cabinet PricewaterhouseCoopers, p.99
11 Thierry CAMINEL « l’impossible découplage entre énergie et croissance » chap.4 de Economie de l’après-croissance, Anthropocène II sous la direction d’A. Sinai Ed. Sciences Po presses 2015. Plus exactement, l’auteur parle d’une augmentation du PIB moyen mondial de 3 % durant les Trente Glorieuses, dont 2 % provenaient de l’accroissement de la consommation des trois énergies fossiles. p.101
12 Voir annexe 3.
13 R. Heindberg, Pétrole, la fête est finie !, Demi-Lune, 2008.
14Thierry CAMINEL « l’impossible découplage entre énergie et croissance » chap.4 de Economie de l’après-croissance, Anthropocène II sous la direction d’A. Sinai Ed. Sciences Po presses 2015. p.102 et 103.
15 Ibidem.
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