Pour la critique de l’économie politique – Sergio Ghirardi
Je synthétise en fonction du séminaire une réflexion générale concernant l’économie politique dont je me refuse de faire une priorité séparée et autonome, car la conscience de l’aliénation travaille pour l’ennemi si elle oublie de se donner les moyens de s’en émanciper dans la vie quotidienne.
1
La pensée critique des deux derniers siècles est fondée sur une lecture plus ou moins lucide de la « théorie du prolétariat ».
Les fondateurs de cette théorie (Marx et Engels) ont élaboré une critique radicale de l’économie politique en faisant de l’économie l’élément « structurel » de la société humaine et en lui donnant une centralité nécessaire car, effectivement, l’économie a toujours été, dans une société divisée en classes, « le nerf de la guerre ». Toutefois, en fondant l’émancipation uniquement sur la gestion collective des moyens de production, Marx et Engels n’ont pu empêcher que la critique du capitalisme lève dans le vent du vingtième siècle le drapeau rouge fané d’une universelle oppression. Ce même Engels a néanmoins écrit dans une lettre à Bloch du 21 septembre 1890 (sept ans seulement après la mort de Marx) : « Le fait que des jeunes donnent parfois à l’élément économique une importance trop grande est en partie la faute de Marx et moi ».
Plus que d’une faute, car je ne conçois pas d’accabler d’une quelconque culpabilité des révolutionnaires passionnés qui se sont donnés à fond afin que la révolution sociale du prolétariat voit le jour, je parlerais d’une perte de dialectique dommageable chez de très fins dialecticiens.
Dans une confusion sans bornes, après un siècle d’idéologie marxiste-léniniste, trotskiste, staliniste ou (toujours plus bas) maoïste, un manque de dialectique bien plus criant et encore plus dommageable a circulé, jusqu’à présent, comme produit de la mythologie soixante-huitarde du gauchisme survivant.
Le parcours du combattant du militant suiveur, occupé à plein temps à ennoblir politiquement son rôle de travailleur-spectateur-consommateur sans jamais songer à le refuser concrètement pour cause de réalisme, a transformé progressivement les luttes en lamentations et les manifs en messes de la soumission critique et de l’impuissance généralisée.
Poussés par des avant-gardes opportunistes, par des syndicats collabos et par une éducation publicitaire qui apprend à lutter pour les soldes plutôt que pour un changement de société, les prolétaires sans révolution de la société du spectacle achevé, observent avec les lunettes du passé le bouleversement du schéma traditionnel de la lutte des classes mis en branle par une contre-révolution capitaliste planétaire qu’on appelle en novlangue « mondialisation ».
L’économie de marché a répondu à l’élan révolutionnaire antiproductiviste de mai 68 en changeant profondément le fonctionnement « structurel » (et non pas le but économique) de la société capitaliste dont la domination sur les êtres humains n’a fait que s’accroître.
2
Je sais combien la pensée radicale qui véhicule les pratiques situationnistes d’antan, fait peur à beaucoup de citoyens habitués à raisonner politiquement comme ils achètent une quelconque marchandise. Ils se laissent guider par de spot publicitaires auxquels ils adhèrent à chaque campagne promotionnelle, en soutenant leur nouveau parti politique qui lave plus blanc que les précédents. Autant désireux qu’impuissants à changer de vie, ils n’arrivent pas à conchier spontanément ce baratin évident, incapables qu’ils sont d’élaborer une pensée autonome dont le passage à l’acte envoierait toutes les idéologies et tous les idéologues à la poubelle de l’histoire. Néanmoins, la seule façon d’abolir en même temps la conscience malheureuse, les avant-gardes manipulatrices et confusionnistes et le monde de l’exploitation économique et de l’aliénation qui nous accablent, est de s’approprier de la théorie de façon subjective en devenant conscients et donc finalement capables d’agir en dehors de tout conditionnement de la tête, du coeur et d’un peu plus bas aussi.
Il ne faut voir, d’ailleurs, dans ce glissement orgastique (merci W. Reich), aucune hiérarchie de valeurs. Au contraire, le rappel de la volonté de bonheur comme racine active de toute révolution sociale, toujours si scandaleux pour les serviteurs volontaires de tous bords, est un rappel à un réalisme très éloigné du matérialisme vulgaire. La volonté de vivre de l’humain dont l’intimité est plutôt fondée sur le don que sur l’échange, anime cet élan de sa poésie matérialiste.
3
L’homme naturel est capable de tout, de la fraternité au cannibalisme, et son évolution n’a fait que confirmer sa propension ambivalente pour le mieux et pour le pire : de la Commune de Paris aux camps de concentration, de la communauté humaine à la torture.
L’homme peut être animal innocent ou bête prédatrice et assassine, mais il devient humain uniquement et toujours en apprenant à conjuguer à l’infini les harmonies diverses de sa puissance orgastique.
L’invention de n’importe quel outil, jusqu’à la technique la plus raffinée, peut affiner la puissance orgastique de l’homme s’il n’en prend pas la place dans la logique aliénée et exploiteuse de l’économie de marché. C’est le cas aujourd’hui, et l’impuissance, désormais cybernétisée et portable, communique au monde sa douleur sans la soulager, au contraire, en la reproduisant à l’infini et en la faisant payer comme une marchandise.
Le fascisme a été la première transposition sociale à grande échelle de cette peste émotionnelle individuelle. La société de la domination réelle du capital sur le travail incarne désormais la mondialisation économiste d’une telle folie caractérielle produite par l’engorgement de la fonction pulsionnelle orgastique.
Wilhelm Reich nous a restitué la conscience du fonctionnement organique essentiel de l’être humain, en décrivant minutieusement et avec passion scientifique la « fonction de l’orgasme ». Puisque l’alchimie de la vie consiste en la transformation matérielle de la pulsion vitale en satisfaction de ses désirs, l’homme bon ne peut être le résultat d’aucune morale mais uniquement de cette volonté de vivre qui se traduit en puissance à jouir chaque fois qu’on arrive à sentir et comprendre que le plaisir de l’autre est partie intégrante de la satisfaction de son propre plaisir sans limites. A partir du blocage de cette racine fonctionnelle de la nature humaine, l’économie d’échange s’est imposée par un abandon progressif de l’anthropologie du don qui caractérisa la transformation de l’animal humain en être humain.
Un Epicure sympathique nous rappelle poétiquement qu’il n’est pas sage de négliger ses désirs au point de les transformer en besoins d’égoïstes insatisfaits : « Quand tu a faim, cherche quelqu’un avec qui manger ». A partir de cette notion, on pourrait parler d’égoïsme communiste pour définir l’être social de l’homme.
4
L’homme de Hobbes est un produit de l’histoire, méchant par réflexe, par utilité, par compensation émotionnelle de besoins insatisfaits, non pas par une passion sadique qui serait naturellement intrinsèque à un être spasmodiquement affairé à l’exercer.
Le privilège s’exprime toujours comme sadisme du pouvoir et masochisme religieux car il est le produit d’une rupture dans l’harmonie orgastique de l’individu social qui, bloqué par une jouissance engorgée, se venge sur sa victime par une délirante dialectique serf/patron. L’assassiné est toujours le macabre objet d’amour de l’assassin, le violé du violeur, le volé du voleur, le croyant du prêtre, le soumis du dominateur.
Avec la première révolution agraire, la civilisation du travail s’est enclenchée et avec elle la castration progressive, au féminin et au masculin, de l’humanité.
Toute la question de l’émancipation humaine réside dans le pari d’arriver à transformer la nature avec amour et complicité, et non pas avec la grimace monstrueuse des dominateurs. Comme dans un jeu et non pas comme dans un travail.
Seule une circulation libre et variée de la puissance orgastique -sur l’humiliation de laquelle se fonde, par contre, toute la civilisation productiviste- peut libérer l’être humain emprisonné par les plaisirs de substitution qui le vengent de façon sommaire de son infirmité. Dans ce sens noblement matérialiste, on peut dire avec Fourier, sans romantisme aucun, que l’harmonie sociale dépend essentiellement de la satisfaction de l’affectivité et de l’amour passionnel des ses membres.
5
Je note que, dans le mythe judeo-chrétien-islamique du paradis terrestre, les fautes honteuses attribuées à la femme, au serpent travesti en diable -Kundalini, de son autre nom refoulé- et même à la pauvre pomme, sont fonctionnelles à une propagande sexophobique intransigeante qui humilie les pulsions de liberté et de joie de vivre des adeptes et des fidèles domestiqués.
En touchant avec présomption à l’arbre de la connaissance, l’homme s’est condamné à la malédiction du travail. La logique du sacrifice expiatoire marque la pédagogie de base inculquée à tous les exploités de la terre.
Toutes les religions sans exception, se sont dédiées depuis toujours à la culpabilisation fanatique des sentiments des individus afin de les plier aux vouloirs d’une autorité qui, derrière des apocalypses et des préceptes variés, sensés ou grotesques, a toujours soutenu le bon droit de celui qui exploite le travail d’autrui et a fait l’éloge de l’obéissance des simples qui se faisaient exploiter hier par les seigneurs de la classe dominante et aujourd’hui par l’antropomorphose du capital. Rois et seigneurs, patrons et managers décideurs, toute hiérarchie produit de l’esclavage aux manières plus ou moins affreuses.
N’est-ce pas là une preuve ultérieure du fait que les classes et leurs conflits sont nés en milieu historique, avec la division du travail, et que l’économie politique est une invention de l’homme autant que l’idée de Dieu ?
Comment ne pas imaginer donc, au moins en théorie, une société humaine capable de réaliser le dépassement de cette condition malheureuse ?
Notre sensibilité psychogéographique ((La psychogéographie qui guide notre exploration est l’étude que l’intelligence sensible fait des effets précis du milieu géographique – soit-il naturel ou, comme aujourd’hui, totalement restructuré par l’intervention de l’homme et par la domination de la marchandise – sur le comportement affectif des individus et, par conséquent, sur leur comportement social. Cette « science » est une conscience ludique qui a pour but d’affiner la qualité de la jouissance du plaisir subjectif de la vie.)) œuvre pour créer un monde où nous pourrons inventer une campagne et un urbanisme unitaire nouveaux, dans le rétablissement d’une économie du don. La passion pour la vie et pour la nature, pour la puissance orgastique et pour ces quelques enfants précieux qui pourront naître de l’amour comme des perles rares, implique une critique radicale de la société capitaliste et de l’Etat, de l’économie d’échange et de la propriété privée, de la famille mononucléaire patriarcale et du contrat matrimonial.
Sans oublier, néanmoins, que l’humanité ne s’est jamais sauvée de ses erreurs en revenant en arrière. L’autoconstruction et la décroissance économique font partie d’un processus unique de dépassement et non pas de régression.
Le retour à quelle terre ? A celle que notre sensibilité psychogéographique a la tâche d’inventer.
En s’appuyant sur la crainte catastrophiste de l’apocalypse et en partant de la donnée d’une involution désormais pathologique du progrès humain, le primitivisme n’est rien d’autre qu’une absurde et indésirable mystique du retour aux origines.
6
Le problème qui menace l’avenir de l’espèce humaine, sera résolu en distinguant ce qui n’est pas désirable de ce qui, en devenant nécessaire, acquiert un taux de désirabilité qu’il faut accorder, de façon équilibrée, avec les exigences organiques de la nature qui sont aussi les nôtres. Au développement durable d’une monstruosité, on peut bien opposer la création d’un nouveau monde, sensible aux harmonies de la totalité vivante.
Plusieurs études qui mettent en discussion le cliché anthropologique d’une humanité ayant échappé de justesse à la pénurie grâce à l’agriculture, nous poussent à penser que l’homme, finalement capable d’influer sur le cours de la nature, ait préféré pour longtemps et spontanément se limiter à l’accompagner dans ses péripéties.
Tant que la logique et la sensibilité de l’anthropologie du don sont restées dominantes, les hommes ont résisté -plus par intuition et sensibilité, peut-être, que par une véritable conviction rationnelle- à la décision d’opérer cette révolution agraire qui a certainement produit de la richesse matérielle, mais en bouleversant les équilibres primitifs, relatifs et déjà précaires, d’une nature humaine en formation.
Avec la transformation de la cueillette des fruits de la nature en une activité laborieuse agricole -qui implique le choix, l’appropriation et la préparation du terrain, la semence, la culture et finalement la récolte d’une production qui, une fois accumulée, demande en plus une activité de stockage, de comptabilité et de protection autant des produits que des terrains cultivés-, ont été mis en discussion, objectivement, tous les rapports sociaux primitifs de l’humanité à l’état naturel. Dans les temps modernes, enfin, l’industrialisation a libéré l’homme de la fatigue des champs, mais pour le consigner à l’aliénation d’une société technocratique où la vie est devenue affreusement artificielle, sous la dictature de la propriété privée des moyens de production et de l’aliénation productiviste. En prenant les distances de la logique primitiviste extrême, il n’est pas question de revenir simplement à la vie paysanne ni de remonter aux conditions précédant la révolution agraire, mais de se rapporter avec sensibilité à la situation complexe produite par la civilisation du travail afin de l’abandonner à son naufrage, en construisant un nouveau monde fondé sur la reconstitution de l’anthropologie du don.
7
Malheureusement, même le bel élan de Mauss et de sa compagnie d’anti-utilitaristes, découvreurs récents d’une telle anthropologie originaire, a conservé dans la définition abstraite du don ce devoir de réciprocité qui, à travers la sacralisation de la dette et de la propriété, a ouvert la route à l’économie d’échange.
Par le potlatch ((Pratique d’un don somptuaire envers la communauté typique de certaines tribus du nord-ouest américain. Utilisé aussi ailleurs avec des noms différents, le potlatch marque toujours un glissement de l’économie du don à celle d’échange. Debord et le petit groupe de « lettristes » qui ouvrirent avec lui le chemin à la constitution de l’I.S., choisirent le titre provocateur de Potlatch (1954-57) pour une revue qu’ils donnaient gratuitement à un certain nombre d’interlocuteurs avec lesquels ils voulaient dialoguer.)) et l’obsession de la réciprocité obligatoire, le don spontané de la société à centralité féminine s’est abâtardi jusqu’à se transformer en cauchemar, ouvrant la route à la logique utilitariste apparue comme une solution pragmatique de bon sens au problème de l’homo homini lupus.
La réciprocité ne peut pas être contrôlée par une comptabilité entre donner et recevoir sans se dénaturer. Définir le don en l’enchaînant à une nécessité, – même de bon sens : donner-recevoir-rendre -, en altère la fonction. Le don naturel est avant tout un plaisir pour celui qui donne, dans la priorité du donner sur le recevoir. Il nous parle d’identité et non pas de possession, d’être et non pas d’avoir.
La réciprocité passionnelle, soutenue par la puissance orgastique qui caractérise le don par excellence -le don de soi dans l’acte d’amour génital- tend à se réaliser spontanément par l’abandon sans retenues à ses désirs. Cet élément passionnel dépasse, en l’affinant, le puissant moteur animal de la sexualité primaire pour s’épanouir, selon les modes poétiques et laïques de l’analogie naturelle, sous forme de solidarité, d’amitié et de fraternité.
La réciprocité n’est pas un acte d’équanimité ni un altruisme, mais un affinement du plaisir du don. Ainsi fonctionne naturellement toute véritable rencontre amoureuse, toute affectivité épanouie, tout geste de vie authentique, toute poésie sincère ; ainsi le plaisir du don, donné et reçu, unit les individus dans une choralité qui crée la société humaine. L’élargir, pour son propre bonheur, au-delà du cercle étroit de ses proches comme fonctionnement humain généralisé, signera le debut d’une histoire humaine avec la fin de l’exploitation et de l’aliénation.
Chaque fois qu’une organisation sociale se fonde sur des préceptes éthiques et nécessite des rituels pour s’exprimer et des tabous pour se préserver, cela signifie que l’innocence orgastique des sujets est engorgée et que le passage de la joie ludique du vivre doucement, sans temps morts, à la tristesse du devoir être et de son cortège de transgressions compensatrices, n’est jamais très loin. La société de la domination économique s’était formée à partir de l’accumulation primitive et de l’apologie idéologique des erreurs fonctionnelles de l’humanité de l’homme. Avec la philosophie utilitariste, base du libéralisme, car justification pragmatique de l’aliénation économiste et de l’exploitation de l’homme par l’homme, on a touché à la perversion finale de la préhistoire moderne.
8
Seule l’autogestion généralisée de la vie quotidienne peut déclencher les conditions de base d’une communauté humaine réalisée.
Au-delà de l’Apollon solaire et obéissant et du Dionysos nocturne et excessif, l’innocence laïque d’un nouveau sujet sans dieux ni maîtres, peut réinstaller dans le centre de la société le principe féminin de l’harmonie du vivant, pour une seigneurie finalement sans esclaves.
La société humaine ne peut que s’harmoniser en incluant la cacophonie comme une erreur toujours reproductible mais jamais inévitable, comme dans une jam session. Toute erreur est à corriger dans le jeu de la vie, à reprendre, à éliminer, ou, encore mieux, à transformer dans un espace nouveau de recherche d’harmonie, en évitant soigneusement de reproduire la monstruosité mécaniciste de la société de l’économie.
Le nouveau monde, déjà entrevu dans un passé récent, continue de pointer à l’horizon, au delà des nuages épais qui annoncent la tempête. Ce ne sera pas un monde parfait, mais le monde réel de la création, un univers que la sensibilité psychogéographique des êtres humains sera finalement libre de corriger incessamment, au rythme naturel du vivant : expansion et contraction, comme pour la respiration, pour le battement du cœur, pour l’orgasme.
9
L’économie de marché est la structure du mode de production capitaliste qui domine l’humain.
Dans l’effondrement progressif de l’écosystème du vivant, la domination désormais totalitaire de l’économie empêche l’émancipation de l’humain inachevé qui, accablé de devoirs et d’obligations, de croyances irrationnelles et de besoins manipulés qui n’ont jamais été des désirs réels, cherche désespérément de sortir de sa préhistoire comme une âme en peine.
Avec la découverte de la psychologie des profondeurs, on ne peut plus séparer l’élément économique de l’intimité émotionnelle des humains sans tomber dans un matérialisme vulgaire qui fait l’affaire de la marchandise et du fétichisme qui l’accompagne.
Parlons à fond et de façon bien critique de l’économie politique et des moyens concrets pour en sortir, mais à partir de l’identité émotionnelle des femmes et des hommes qui est la structure intime de toute socialité.
L’introduction du don dans les affaires de l’économie a mis en crise l’image d’Epinal sur laquelle le totalitarisme économique se base.
Face à la poésie concrète du don, découvert récemment comme étant à l’origine du fonctionnement social des humains, la baliverne universellement acceptée d’une sorte d’objectivité naturelle de l’économie d’échange et du marché qui est son coeur fonctionnel, s’écroule misérablement comme une idéologie.
A notre laïcité joyeuse la tâche de faire finir l’idéologie économiste comme avaient récemment terminé (avant d’être précipitamment rappelés comme des fantômes grotesques au chevet d’un capitalisme en phase terminale) ces dieux monothéistes qui depuis la première révolution agraire ont cruellement labouré le terrain émotionnel de toutes les civilisations du travail jusqu’à la définitive humiliation du vivant, de l’homme et de la nature, qui est la société capitaliste à démocratie spectaculaire.
10
Pour une relocalisation nécessaire de l’économie, dans la perspective d’une économie du don, il faut envisager une radicale relocalisation de la politique.
Une société humaine qui prétend s’émanciper de tout pouvoir séparé, ne peut plus s’identifier avec aucune forme de démocratie spectaculaire. Elle ne peut pas s’adonner à un vulgaire libéralisme individualiste ni se contenter d’une obtuse direction étatique ou communautariste. Aucune forme élargie d’intimité, de communauté culturelle ou religieuse, de valeurs ou de professions de foi plus ou moins librement partagées, ne doit pouvoir affaiblir la laïcité absolue du social.
Une société libre ne peut pas se fonder sur des relations interpersonnelles apparemment ouvertes et noyautées, en fait, par une hiérarchie autoritaire quelconque. Elle doit assurer en même temps, la protection collective de toutes les libertés et la garantie qu’aucune d’entre elles ne puisse s’imposer aux autres. Ni l’Etat sur le citoyen, comme dans les idéologies collectivistes, ni l’individu économique sur la collectivité, comme dans le libéralisme; ni l’extrémisme d’une poignée d’individus sur la modération de la multitude, ni la dictature de la majorité sur un quelconque choix alternatif minoritaire. Aucune suprématie du croyant ou du non croyant ne doit entamer l’autonomie absolue du domaine du social, c’est-à-dire de la sphère du partagé. Ni la morale communautariste qui terrorise et humilie les désirs des individus et leurs libres complicités, ni la morale individualiste qui identifie la nécessaire centralité du moi dans le monde avec un égoïsme prédateur dont découle la guerre de tous contre tous, ne doivent prévaloir sur l’éthique laïque de la communauté matérielle.
11
Le temps est venu d’en finir pour toujours avec les illusions d’une politique électoraliste où élire ses représentants ne sert en fait à rien ou à si peu. Du moment que le jeu est entièrement dans les mains de sujets autorisés par le totalitarisme économique, on finit toujours par voter contre quelqu’un afin d’exclure au moins les alternatives les plus inquiétantes. Et rien ne prouve qu’on y arrive. Seul un vote référendaire de résistance contre la société de l’homme économisé (ce fut le cas du vote français et hollandais, puis irlandais, contre le Traité constitutionnel européen, c’est à dire contre une Europe marchande-spectaculaire fortement voulue par les lobbies économistes libéral-socialistes de droite et de gauche) peut encore avoir, ponctuellement, presque par une ruse de l’histoire, une fonction politique active. Pourtant, rien ne garantit qu’ un tel vote soit suivi d’effets concrets s’il n’est pas accompagné par une vigilance accrue sur les tours de passe-passe des professionnels de la communication politique, là où les électeurs ne sont que des pions sur l’échiquier de la société du spectacle.
La mise en scène électorale n’est qu’une liturgie abusive pour des serfs déguisés en citoyens à qui on demande de signer avec une croix le contrat cyclique de leur soumission.
Vu le poids des lobbies économiques sur la politique, aucune démocratie représentative ne pourra jamais être indemne des pressions subies par les représentants du peuple, élus à un quelconque pouvoir sans contrôle.
Cela relève de la naïveté de prétendre que des individus résistent au nom de leur seule vertu morale abstraite, à une corruption qui fait foncièrement partie de la guerre économique qui déferle. La conscience de cette intrinsèque fragilité individuelle invite plutôt -surtout pendant la délicate phase de transition vers une société du don à démocratie directe généralisée- à concevoir des structures d’accompagnement et de vérification pour chaque délégation ponctuelle de pouvoir qu’une démocratie potentiellement élargie à des milliards d’individus rend inévitable. Il faut donc affiner tout pouvoir décisionnel avec une panoplie de contrepouvoirs incitant de façon fouriériste à la joie de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.
12
L’Etat, cette forme autoritaire et patriarcale de gestion de la société inventée par l’économie politique, a séquestré la socialité des hommes dans une alternative démentielle entre l’Etat critiqué, et pourtant diffus, des individualistes libéraux et l’Etat envahissant et concentré des collectivistes autoritaires. Ces faux ennemis sont tous les deux partisans d’un dépérissement scandaleux autant de l’intimité que de la socialité spontanée des hommes; c’est-à-dire des deux pôles de l’autonomie des sujets dont le mélange structure la souveraineté de chaque individu social.
Une démocratie subjective se fonde avant tout sur l’institution de centres permanents de confrontation, des «agora» non gérés par les mains manipulatrices des spécialistes du conditionnement. Il nous faut des lieux physiques où les corps se rencontrent et les pensées circulent, en se donnant dans le contact sensuel des intelligences sensibles; des lieux de discussion absolument autogérés, ouverts sans discontinuité, d’où puisse sortir, comme une vérité partagée, seulement ce qui est vraiment unanime en tant que dépassement d’une polémique absolument libre. Pour cela il faut refuser toute pression et toute décision hâtive poussée par le chantage de l’urgence.
Pour accélérer les temps du dialogue, il ne faut jamais finir par le fausser. Il faut prendre le temps nécessaire pour une concertation qui soit conclue par un accord effectivement partagé.
En cas d’accord manqué, doivent entrer en fonction, en toute sérénité, des dynamiques de séparation prévues, permettant le développement autonome des différences inconciliables. Le seul interdit concevable concerne les comportements invasifs qui agressent la théorie et la pratique de la volonté d’autrui. Les Conseils se chargeront de faire respecter toutes les décisions prises à ce propos.
13
Tout le pouvoir d’une démocratie subjective revient à des Conseils d’individus libres et socialement égaux.
Pour décider jusqu’à quel point on peut construire ensemble, il est fondamental que la racine affective du microsocial ne soit pas arrachée. La discussion doit rester sensuelle et intelligente en même temps. Il est souhaitable que tous puissent se renifler, se toucher dans un sens, afin qu’ils puissent, en se sentant, s’expliquer, se comprendre et décider librement ensemble. Il est, donc, important de favoriser et d’améliorer la convivialité (des boissons, des gourmandises, de la musique, du jeu, etc.) afin que toute réunion se traduise dans une authentique fête spontanée et non pas dans la liturgie pénible, mondaine et hypocrite des messes programmées et des fêtes décrétées.
Tout en l’utilisant librement, la démocratie subjective ne peut pas se bâtir à partir d’Internet.
Les techniques doivent rester toujours sous contrôle, subalternes à la souveraineté subjective de l’humain en chair et en os. La technologie peut intervenir ponctuellement pour rendre plus simple la communication, mais jamais au point d’embrigader ou de robotiser le dialogue spontané. Méfions-nous, sans paranoïa, de toute communication mécanisée autant que de toute organisation hiérarchisée.
Des machines diverses, capables de fonctionner comme des caisses de résonance de l’intelligence sensible des sujets réels et du dialogue circulant parmi eux, peuvent faciliter la diffusion et l’internationalisation de la communication jusqu’au niveau planétaire, là où la communication tend à devenir virtuelle. Les décisions générales sur l’équilibre du monde, discutées par un Conseil général sans pouvoir législatif autonome et composé de représentants en contact direct avec leurs différents mandataires, resteront en liaison permanente avec la subjectivité de chacun.
Tous doivent rester libres, à tout moment et à tous les niveaux des Conseils, d’exercer leur droit de révocation immédiate des délégués abusant du pouvoir.
Ce qui n’est pas acquis par la concertation ne doit pas s’affirmer comme élément partagé, ni s’imposer comme vérité sociale collective. Il participe plutôt du domaine foisonnant de l’intimité du sujet en tant qu’expression de sa libre créativité, fleur de son jardin personnel, secret ou pas.
Libre à chacun de donner ses fleurs à d’autres qui prendront ou laisseront, dans une libre circulation spontanée de séduction et d’affinité, selon les aléas d’un jeu naturel réglé par l’intelligence sensible, sans hiérarchies ni domination.
Une telle relocalisation de la politique est propédeutique à la relocalisation d’une économie du don revenue à la lumière.
14
Ce n’est pas la tâche des spécialistes d’établir les stratégies de tous. Chacun y contribuera avec son grain de sel. A chacun de saler sa soupe à son goût. C’est ainsi que les habitants d’un lieu deviendront de vrais citoyens : en décidant eux-mêmes que faire à propos de tout ce qui concerne la capacité productive globale et la sensibilité sociale du lieu en question. Il faut, plus généralement, remettre dans les mains d’êtres humains libérés de l’aliénation des rôles sociaux d’une civilisation barbare, la critique pratique de l’économie politique. Pendant la phase de transition où nous sommes, voici quelques exemples pratiques parmi d’autres de relocalisation de la politique. De telles propositions pourraient être immédiatement discutées par des Conseils d’autogestion généralisée de la vie institués par les Comités d’anciens travailleurs, d’anciens producteurs salariés, d’ex-consommateurs, d’ex-spectateurs, qui reprendraient en main leur vie, au lieu de la laisser dans celles d’experts en économie et de bureaucrates mercenaires au solde des décideurs économistes :
- a)Dans toute situation locale la valeur d’utilisation des activités mérite d’être remise en fonction contre la dictature obtuse du rentable.
- b)La qualité des produits, et leur éventuelle toxicité autant pour les humains que pour l’environnement, doit redevenir le premier élément de précaution à considérer.
- c)Interrompre l’industrialisation capitaliste en clôturant toutes les usines polluantes, occuper et autogérer celles délocalisées pour des raisons financières, en décidant librement de la production la plus utile à y développer.
- d)Abolir les activités et les technologies inutiles ou nuisibles, en commençant à transformer systématiquement, dans le respect de l’environnement et de la beauté de la nature, les bâtiments et les terrains inutilisés en zones de convivialité et en jardins potagers, territoires restitués à la vie, autant en ville que à la campagne, pour une production collective du bien-être.
- e)Transformer toutes les grèves qui bloquent les activités en un don pour les usagers : dans les transports, dans les autoroutes payantes et en toute situation d’un service public destiné par sa nature à la gratuité. Le même critère est valable pour la redistribution de biens accumulés dans les usines occupées et recyclées.
- f)Attribution d’une rétribution gratuite de survie comme don social de solidarité pour chaque membre de la communauté encore soumis au chantage économique et au pouvoir de l’argent, pendant la période de transition vers un définitif dépassement structurel de l’économie politique.
Tout cela est à suivre, a modifier et à développer, mais toute forme non agressive de restitution à la logique du don est à priori la bienvenue, pendant qu’on décide sur la manière de sortir de la logique de l’échange fondé sur la dette.
15
Je partage l’idée qu’il s’est produit en mai ’68 un séisme et une rupture avec le passé d’une amplitude inégalée dans l’histoire. Une civilisation entière a vu naître le début de sa fin avec une telle discrétion et un inachèvement si criant que les survivants continuent de vivre dans le cadavre d’une société en perdition, pendant que les serviteurs volontaires les plus inconscients s’affairent à le faire bouger comme s’il était encore vivant.
L’obscurantisme de notre époque s’efforce de propager l’abêtissement, l’insensibilité, la servilité, la loi du plus fort et du plus fourbe. Il n’empêche que rien ne pourra gêner la pensée radicale et sa pratique qui vise à miner en cachette le spectacle où la misère existentielle est élevée en vertu. La nuit des consciences n’a qu’un temps. Il n’y a pas de salut pour les idéologies pourries, ni politiques ni religieuses, recyclées par un désespoir que l’affairisme s’occupe de rendre rentable.
Beaucoup n’arrivent même pas à imaginer un tel scénario de dépassement et déblatèrent sur l’utopie. On peut ainsi mesurer les difficultés à pratiquer et à diffuser la critique pratique nécessaire au dépassement des conditions existantes. Il n’empêche que ’68 a été le début de la fin de l’exploitation de la nature, de la fin du travail, de l’échange, de la prédation, de la séparation de soi, du sacrifice, de la culpabilité, de la renonciation au plaisir, du fétichisme de l’argent, du pouvoir de l’autorité hiérarchique, du mépris et de la peur de la femme, de la subornation de l’enfant, de l’ascendant intellectuel, du despotisme militaire et policier, des religions, des idéologies, du refoulement et de ses défoulements mortifères. Ça n’a été qu’un début et qui vivra verra.
En reprenant le fil de cette symphonie trop souvent interrompue, mais continuellement resurgissant à chaque ébauche de fête collective avec la vitalité entraînante d’une musique populaire, la sensibilité psychogéographique de chacun abordera finalement les rives d’un monde où trouvera naissance une société nouvelle.
Sergio Ghirardi, 6 février 2009.
Commentaires récents